Il faut maintenant y mettre fin. Elle est
déjà trop longue, cette lettre. Voyons : une, deux, trois… plus de trente
pages ! C’est tout un livre ! Bon, je vais la relire une toute dernière fois et
l’envoyer directement à la poste :
« Adjoua ma sœur,
Il existe dans la vie des hommes, des sujets
qu’ils décident d’oublier totalement. Mais moi ta petite sœur, c’est justement
le genre de sujet que je n’arrive jamais à oublier. Je suis de ceux qui s’en
vont régulièrement rechercher sur le tas d’ordures ce qu’ils y avaient jeté
auparavant.
Alors aujourd’hui, vingt ans après la mort de
Papa, je n’ai pas pu résister à l’envie de t’adresser cette lettre pour
revisiter l’histoire de notre géniteur et de notre famille, telle que je l’ai
gardée dans mon cœur.
Pour te permettre de mieux suivre ma
démarche, cette première partie de ma lettre pourrait donc être
intitulée : les rappels qui font mal.
* *
*
Papa a été toute sa vie un martyre.
Crois-moi, je ne le dis pas pour réclamer sa décoration à titre posthume. Je
dis que Papa a été un martyre parce que l’existence sur terre n’a été tout le
temps pour lui qu’un calvaire. Mais il nous disait tout le temps que même si
l’on a des cornes, il faut les porter fièrement et là, ces cornes deviennent
belles. Alors, Papa assumait fièrement sa misère et son passé.
Te souviens-tu de ses photos d’enfance qu’il
nous montrait dignement ? On y voyait un gringalet portant sa tenue de fête qui
n’était rigoureusement qu’une culotte et une chemise pas souvent neufs. En
effet, on constatait facilement que les habits serraient le pauvre gamin.
Tu m’as même demandé un jour pourquoi,
lorsqu’il était enfant, Papa attendait toujours que ses habits commencent à le
serrer avant d’aller en prendre une photo. Je t’avais alors conseillé d’aller
poser la question à l’intéressé lui-même. Tu l’as d’ailleurs fait, car tu
savais que Papa ne punissait jamais un enfant qui posait une question. Avant de
te répondre ce jour-là, Papa nous avait demandé de lui rappeler nos âges respectifs.
Tu avais douze ans, et moi neuf.
Papa nous avait alors laissées là sans rien
dire pendant une dizaine de minutes puis, subitement, il commença à nous
raconter la vie de son meilleur ami, Monsieur Codjo. Nous eûmes vraiment pitié
de ce monsieur que nous connaissions bien, sans savoir que c'est cet enfer
qu'il a connu pendant son enfance.
Lorsque nous avons fini de nous apitoyer sur
le passé de son ami, Papa nous révéla que c’était plutôt sa propre vie qu’il
venait de nous raconter et non celle de son ami. Nous pleurâmes alors ce jour
comme de jeunes orphelines. Nous comprîmes alors pourquoi Papa ne nous avait
pas dit au début qu’il s’agissait de sa propre vie. Nous aurions pleuré tout le
temps et il n’aurait pas pu terminer son récit.
A partir de ce jour-là, malgré mon jeune âge,
j’avais commencé à mieux comprendre Papa et à mieux l’aimer. Il a fondé son
foyer pour nous donner et obtenir avec nous, l’affection qu’il n’a pas trouvée
dans sa vie jusque-là. Malheureusement pour lui, après le mariage avec Maman,
Papa a estimé qu’il n’avait pas trouvé la femme de sa vie.
Je n’ai pas à m’ériger en juge des parents
pour dire qui avait tort ou raison. Mais le fait était que Papa et Maman ne
s’entendaient pas. Ce qui me choquait particulièrement dans cette affaire,
c’était la grande banalité de l’objet de leurs disputes : il s’agissait en
effet d’un simple conflit de direction du foyer. Maman estimait qu’elle était
une personne libre et qu’elle devait faire tout ce qu’elle voulait.
Papa, quant à lui, soutenait que le souci de
liberté n’empêchait pas les humains de désigner des responsables à tous les
groupes, y compris à la famille. Il voulait être le responsable, aussi bien des
succès que des échecs de la famille. Il ne voulait pas être désigné bouc émissaire
des échecs d’une famille qu’on l’aurait empêché de diriger.
Un jour, pour ces histoires-là, Maman était
partie chercher ses sœurs qui étaient venues humilier Papa par des injures
devant tout le quartier. Papa n’avait rien dit en réponse à ces injures. Il
s’était plutôt caché pour que l’on ne sache pas que c’était de lui qu’on
parlait. Mais on ne cache pas le ciel avec la main. En effet, l’une de nos
tantes criait sans cesse le nom et le prénom de papa. Tout le monde sut que
c’était bien de lui que l’on parlait. Il souffrit alors son calvaire tout seul,
affronta les regards des habitants du quartier le lendemain, et se rendit à son
seul refuge restant : le service.
Mais même là, la paix fut troublée un jour
par Maman qui soupçonnait son mari de recevoir parfois une visite féminine dans
son bureau. C’était vrai. Il s’agissait d’une fille du quartier qui aidait Papa
à oublier un peu ses soucis et lui déconseillait de commencer à boire de
l’alcool comme il voulait le faire. Il était difficile de savoir si cette fille
prénommée Nikka avait de l’amour ou plutôt de la pitié pour Papa. De toute
façon, elle ne venait que rarement au bureau car Papa n’aime pas sacrifier son
travail pour des bavardages.
Le jour où Maman arriva toute furieuse au
service de Papa, le sort voulut que Nikka fût effectivement présente au bureau.
Mais, alertés par le comportement de Maman, les collègues de Papa l’ont
discrètement prévenu par interphone. Il a alors caché de justesse Nikka au
bureau voisin avant l’arrivée de maman. Cette dernière était très sûre que la
fille était là. Mais comment l’avait-elle appris ? Elle fut très surprise de ne
pas voir Nikka sur les lieux.
Papa ne répondit, ni à son salut, ni aux
paroles qu’elle disait pour justifier son arrivée au bureau. Elle parlait de
moutarde qui manquait à la maison et pour laquelle elle était venue prendre de
l’argent.
Un détail, peut-être anodin, que j’ai quand
même retenu, est que Maman avait porté le même tissu que celui porté par Papa
pour aller au service ce jour. Simple fait du hasard ? Manière d’épouse pour
réaffirmer que Papa était bien sa chose ? Je ne saurais le dire.
En tout cas, face au silence de notre père,
Maman s’était assise et attendait. Cela l’arrangeait d’attendre sa moutarde sur
les lieux. Papa remit alors de l’argent suffisant pour acheter tout un camion
de moutarde. Mais elle hésita encore un peu avant de partir.
Adjoua, si j’ai décidé de te raconter ces
évènements douloureux qui datent de deux décennies, ce n’est pas parce que tu
les ignores totalement. C’est plutôt parce que la version que tu en as eue
était contraire à la mienne. En effet, tu as toujours pris position en faveur
de Maman, la soutenant dans tout ce qu’elle faisait. C’est donc seulement sa
perception des faits qu’elle te transmettait et que tu acceptais.
Je ne te reproche pas d’avoir eu ton opinion
sur la question, mais plutôt de l’avoir trop manifestée. De n’avoir pas été
discrète du tout dans cette situation d’une extrême délicatesse. Tu dénigrais
Papa auprès de certaines personnes qui venaient simplement lui raconter ce que
tu disais de lui. Chaque fois, il me faisait asseoir pour que j’entende de mes
propres oreilles. Mais il me demandait de ne rien t’en dire, sinon tu te
méfierais et tu ne parlerais plus auprès de ses informateurs.
Papa ne te punissait jamais, car il ne
punissait que les enfants qu’il aimait le plus. Moi, j’étais la plus punie.
Mais je l’acceptais ainsi parce que je savais que l’homme qui me punissait ne
le faisait pas méchamment. Je me comparais à un objet d’art auquel l’artiste
voulait donner à tout prix une forme parfaite. L’objet, en réalité, ne
souffrait pas autant que l’artiste qui constatait l’imperfection de son œuvre
et souffrait nuit et jour à le transformer.
Quant à toi, tu te croyais déjà un objet
parfait, pensant que c’est plutôt ton artiste qui était mauvais. Alors, tu t’es
choisi un autre artiste : Maman. Elle trouvait effectivement en toi un
objet parfait. Ton renfort avait permis à Maman d’être plus que jamais dure à
l’égard de Papa. Ce dernier avait ainsi un petit enfer un peu partout, même au
service où ses patrons avaient appris l’incident de la moutarde.
Toutes ces conditions, ajoutées à notre
misère profonde et sans fin, étaient sur le point de rendre mon papa fou,
puisque même Nikka ne voulait plus le voir depuis sa mésaventure au service.
Elle craignait que Maman la tue avec un gri-gri. Cette chose est, en effet, une
réalité chez nous.
Je n’avais que onze ans au moment précis de
ces faits, mais le souci de sauver mon papa de la folie me poussa à l’aider à
ma façon. C’était un acte difficilement acceptable sur le plan moral. Mais je
le fis. En effet, je lui présentai une autre fille du quartier. Il la trouva
mûre, belle et respectueuse. La fille, prénommée Ayoko, le rencontrait de temps
en temps, au moins une fois par semaine, pour bavarder et rire un peu. Papa
était alors redevenu heureux. Il supportait mieux ses soucis et prenait même du
poids. La tranquillité étant ainsi revenue, il renoua avec ses amours
littéraires et remporta coup sur coup deux importants prix qui soulagèrent un
peu ses finances et lui permirent même de prendre l’avion pour la première
fois.
Mais la déprime devait recommencer pour Papa,
car pour rompre avec l’immoralité, il était allé demander la main d’Ayoko à ses
parents. Ces derniers refusèrent, sans ménager notre papa qu’ils appelaient
« grand-papa ». Ils commencèrent alors à mieux surveiller leur fille
qui ne pouvait plus sortir sans être accompagnée. C’était donc la fin des
haricots.
* *
*
C’était dans ces conditions qu’un jour, alors
que maman voulait sortir pour un motif pas clair, Papa le lui refusa. Mais
comme d’habitude, elle partit. Papa était très choqué par cette nouvelle
désobéissance de notre mère. Il regarda ton visage comme pour te prendre à
témoin. Mais tu étais souriante et ironique, approuvant visiblement le
comportement de Maman. Il me regarda ensuite : j’étais triste. Je
m’approchai de lui et, de ma main affectueuse et presque maternelle, je
caressai ses cheveux grisonnants. A mon avis, quels que soient ses péchés, ce
pauvre vieux de cinquante deux ans ne méritait pas ce sort-là à quelques mois
de sa retraite professionnelle.
La suite des évènements me donna raison. En
effet, Papa était rentré dans sa chambre et s’était couché sans dîner. Le
lendemain à l’aube, tu étais partie pour le réveiller parce que tu devais
prendre l’argent du déjeuner et te rendre à un cours à sept heures. Tu essayas
de le réveiller doucement comme d’habitude. Mais il ne réagissait pas. Tu
allumas alors la lampe de chevet et constatas que les yeux de Papa étaient bien
ouverts, mais qu’il ne semblait plus respirer.
Affolée, tu étais venue nous réveiller en
disant que Papa était malade. Maman n’avait même pas pu s’habiller avant de se
rendre dans la chambre de Papa avec nous. Nous constatâmes que notre père
n’était pas malade : il était mort.
Je me souviens du regard que j’avais alors
porté sur vous ce jour-là. Vous aviez compris que ce regard était accusateur.
Mais, d’une façon étrange que je n’arrive toujours pas à m’expliquer, je
n’avais pas pleuré. C’était vous deux qui pleuriez et qui aviez alerté les
voisins par vos lamentations.
Quand j’y repense aujourd’hui, je me demande
si ce n’était pas l’esprit de Papa qui m’avait aidé à garder tout mon courage et
ma lucidité. En effet, de son vivant, il me disait toujours que son vœu le plus
cher était que je sois présente à la maison le jour de sa mort. Il m’avait déjà
dit tout ce que j’aurais à faire. Entre autres, je devais immédiatement fermer
ses yeux, et verser de l’eau sur trois talismans ancestraux qui se trouvaient
sous son lit, etc.
Après avoir soigneusement fait tout cela,
j’ai fermé la porte de sa chambre pour que tout le monde ne vienne pas regarder
son corps. Conformément à ses instructions, je me suis ensuite rendue chez
Monsieur Codjo, son meilleur ami. A deux, nous devions faire toutes les courses
urgentes avant d’informer ses parents « si nous le voulions ». Oui,
c’est Papa qui avait dit « si nous le voulions ». En d’autres termes,
il nous revenait de choisir d’informer ses parents ou de l’inhumer sans rien
leur dire.
Moi, ayant été témoin de toutes les
souffrances de mon papa en famille, j’avais voulu qu’on l’enterre sans rien
dire à ses parents. Je savais que ce serait très extrémiste d’agir ainsi, mais
c’était la volonté secrète de mon papa. La chose serait d’ailleurs facile
puisque Papa avait refusé qu’on envoie son corps à la morgue, cet endroit sale
du centre hospitalier où on jette les corps humains par terre comme des
cadavres de chien. Cet endroit où on mélange des corps d’hommes et de femmes.
Cette morgue qui est également le nid d’une puissante mafia de vente de
substances et d’organes humains prélevés sur les corps.
Bref, Papa avait voulu être enterré au plus
tard vingt quatre heures après son décès, sans escale à la morgue, sans
communiqué nécrologique à la radio, sans « publicité » à la
télévision.
Mais nous n’avons pas pu cacher l’information
à ses parents. Ils l’ont apprise de bouche à oreille et même par la presse qui
présentait papa comme un écrivain talentueux et humble, lauréat de plusieurs
prix internationaux. Des communiqués radio ont été bel et bien passés, par les
parents, de même que l’annonce à la télé. Des gens qui nous laissaient
affronter notre galère au quotidien et médisaient de nous sans ménagement étaient
donc venus dépenser des millions de francs sur le corps de Papa, alors que
celui-ci était bénéficiaire d’un contrat d’assurance vie qui prenait en charge
l’organisation de ses funérailles.
J’avais vraiment l’impression que ces gens
n’étaient pas endeuillés, mais profitaient de cette cérémonie pour organiser
retrouvailles et boustifaille. Ils ont même cousu deux tenues uniformes et loué
des groupes de fanfare. Tout était mis en œuvre pour faire frémir Papa dans
l’au-delà.
Avec mes quatorze ans d’âge, je ne pouvais
rien empêcher. Mais Monsieur Codjo, l’ami de Papa, bien que n’étant pas de la
famille, s’imposait du mieux qu’il le pouvait en évoquant les dernières
volontés du défunt. C’est seulement à l’enterrement que je versai des
larmes : un cerceuil fermé, des cordes solides qui le descendent dans le
caveau, des discours à n’en plus finir et enfin, le prêtre qui jette une motte
de terre sur le cercueil. Ça, je n’ai pas pu le supporter. J’ai discrètement
quitté les lieux pour aller seule au portail du cimetière. Eh oui, le
cimetière, ce haut lieu de reconciliation où voleurs et magistrats sont
enterrés côte à côte. Après les larmes, je suis rentrée à la maison en
taxi-moto.
Mais il y a un fait qui continue de me
préoccuper un peu jusqu’à ce jour : je ne peux pas dire si Papa a été
enterré selon les rites chrétiens ou animistes. En effet, prêtres chrétiens et
féticheurs se bousculaient autour du mort et semblaient habitués à
« travailler » ensemble.
Quand vous êtes arrivés à la maison après
l’enterrement, Maman et toi, vous continuez de pleurer. Les paroles
d’apaisement des parents et des amis n’avaient aucun effet sur vous.
* *
*
Trois jours après l’enterrement, toute
chose ayant une fin, ceux qui pleuraient ont fini par se taire et ceux qui
festoyaient ont fini par se fatiguer. Ils ont donc arrêté la musique et replié
les bâches, nous laissant seules face à notre destin.
Moi, j’étais une fille de quatorze ans en
classe de quatrième. Toi, tu étais une fille de dix-sept ans en classe de
seconde. Maman était la veuve ménagère sans emploi ni commerce. Voilà l’équipe
féminine chargée de gérer l’après-Papa. Entre nos mains se trouvaient les
quelques reliquats du contrat d’assurance, ainsi qu’une certaine somme
provenant des dons d’amis et collègues de Papa.
Vous avez pensé ajouter à cette somme
d’argent, quelques sous que vous trouveriez éventuellement dans les affaires de
Papa. Mais vos recherches furent vaines. Vous n’aviez pas trouvé un centime
dans ses affaires. Alors, vous aviez pensé, ce qui était vrai, qu’il avait dû
cacher ses sous quelque part, puisqu’il n’avait aucun compte bancaire. A défaut
d’argent, c’est plutôt une liste de créanciers de Papa que vous aviez trouvée.
Nous sommes aujourd’hui à l’heure des
révélations. C’est pour cela que je vais vous dire où se trouvait l’argent de
Papa. Il se trouvait au chevet de son lit, dans un objet d’art africain que
l’on pouvait ouvrir secrètement par le bas. C’est à moi seule que Papa avait
dit ce secret. Quand vous cherchiez l’argent, vous déplaciez constamment ce
pauvre nègre sculpté, sans savoir qu’il était la mine d’or que vous cherchiez.
Cela m’amusait beaucoup, mais bien évidemment, je ne pouvais pas en rire. On ne
ridiculise pas sa grande sœur et sa maman. Aucun être humain ne mérite
d’ailleurs d’être ridiculisé.
C’est seulement le lendemain, quand vous
étiez tous absents, que j’avais ouvert l’objet d’art. J’y avais trouvé une somme
de huit cent vingt mille francs et quelques petites monnaies que Papa avait dû
mettre là la veille. En effet, il ne mettait jamais de pièces dans cet objet,
de peur qu’elles ne fassent du bruit et trahissent ainsi son secret.
Voilà par exemple l’un de ces faits qui me
font dire que Papa savait qu’il allait mourir. J’ai eu l’impression qu’il l’a
senti en pleine nuit et qu’au prix de grands efforts, il a dû aller se préparer
avant de revenir se coucher pour mourir. En tout cas, nous en reparlerons dans
cette lettre.
Une fois donc la somme récupérée et
soigneusement comptée, j’étais partie voir Monsieur Codjo avec la liste des
créanciers de Papa. Nous les connaissions tous. Nous les avions payés et ils
étaient tous surpris parce qu’ils se disaient qu’ils ne recouvreraient plus
jamais ces créances auprès d’une veuve et de deux orphelines. Certains ont
même refusé de prendre l’argent, mais nous avons tellement insisté qu’ils ont
fini par accepte. Ceux-là nous ont fait des remises substantielles dans
certains cas. Après toutes ces opérations, il restait un reliquat de quelques
deux cent vingt mille francs. Monsieur Codjo remit cet argent à Maman en
mentant que c’était Papa qui le lui avait confié.
* *
*
Deux trimestres après le décès
de Papa, nous étions de plain-pied dans la gestion concrète de notre foyer. Sur
le plan matériel, nous n’avions pas beaucoup de problèmes, car les nombreuses
clauses du contrat d’assurance-vie de Papa nous ont énormément facilité les
choses. Et puis, Papa étant un fonctionnaire, nous avions droit à une
allocation pour veuve et orphelins.
C’est sur le plan humain que
nous rencontrâmes le plus de problèmes. En effet, une fois débarrassée de
l’autorité de Papa, tu mordais dans ta liberté à pleines dents. Très souvent,
tu rentrais à la maison la nuit quand le portail était déjà fermé. Alors, tes
garçons te hissaient sur leurs épaules et tu escaladais le mur de clôture pour
atterrir dans la maison avec la souplesse d’une véritable championne de saut à
la perche.
Maman qui t’attendait une nuit devant notre
chambre t’a vu entrer dans la maison par les murs et, ne sachant pas que
c’était toi, elle a crié au voleur. C’est quand les voisins sont arrivés avec
machettes et gourdins qu’on a découvert que c’était toi. Maman eut tellement
honte devant les voisins cette nuit, que les larmes qu’elle versait
ressemblaient à du sang venant droit de son cœur. Les voisins sont alors allés
se recoucher sans commentaires, laissant Maman seule face à sa honte. Et cette
honte avait un nom et un visage…
Le pire arriva lorsqu’au bout de quelques
mois seulement, les garçons te « firent » une grossesse que tu voulus
cacher et avorter, mais sans succès. Le policier que tu désignas comme l’auteur
de cette grossesse affirma qu’il a deux épouses et n’a jamais eu aucune
relation de ce genre avec toi. Puis il a ajouté, en riant comme un ogre, qu’il était
légaliste et ne traitait jamais avec des gamines de dix-sept ans. Maman, Monsieur
Codjo et l’oncle qui étaient partis rencontrer cet homme, étaient revenus
affligés, humiliés et abattus par ces propos du policier. Que fallait-il faire
?
A la naissance de ton garçon, Monsieur Codjo
décida que l’on lui donne le nom et le prénom de notre papa. C’est ainsi que
ton fils et toi, vous avez le même nom de famille. A la partie de l’acte de
naissance réservée au nom du père, notre nom a également été écrit avec un
prénom inventé. Tu as donc de la chance, car on n’a pas écrit « père
inconnu » sur l’acte de naissance de ton enfant. Crois-moi, cela se fait
bel et bien.
En dehors donc des larmes du veuvage, Maman
versait aussi les larmes de cette grande humiliation que tu lui infligeais.
Même avant tout cela, elle se plaignait régulièrement de toi auprès de moi et
pleurait tout le temps. Mais très rigoureusement, je ne lui donnais jamais mon
opinion sur cette question. Je ne voulais pas la choquer en lui rappelant que
tu étais son pur produit, son art. Elle souffrait déjà assez, et il ne me
revenait pas de retourner le couteau dans sa plaie.
Tu as donc interrompu tes études en classe de
seconde pour raison de maternité. N’étant aucunement préparée à cette
éventualité, tu avais d’énormes soucis. Tu maigrissais et vieillissais
visiblement. Pour la plupart, tes copines t’avaient abandonnée pour que leurs
parents ne les accusent pas de mauvaise fréquentation. Tu étais en effet
désormais montrée du doigt comme une collégienne de mauvais exemple.
Lorsque ton enfant eut deux ans et pouvait
s’amuser tout seul à la maison, tu repris de courtes études et obtins en un an
un diplôme de dactylographie. Aujourd’hui, tu es secrétaire occasionnelle dans
une mairie de banlieue. On te voit tous les jours devant une vieille machine à
écrire pétaradant comme un fusil de la première guerre mondiale, en cette
époque d’informatisation poussée. Le salaire de misère que tu gagnes ne te
suffit pas pour survivre et entretenir ton fils. Il est désormais un grand
garçon presque analphabète que tu as inscrit en apprentissage de menuiserie. Tu
es à la fois sa mère et son père.
Pauvre grande sœur ! Mais pourquoi ne t’es-tu
donc pas mariée ? Lorsque je t’ai posé cette question il y a quelques quinze
ans, tu m’as répondu avec dégoût que l’homme n’est qu’un loup pour la femme et
que tu ne t’habituerais jamais à vivre avec des fauves. Tu as donc préféré
demeurer une vieille demoiselle aigrie.
Non, grande sœur chérie ! Ce ne sont pas les
hommes qui sont des loups. C’est ton propre comportement qui a été un loup pour
toi. Moi je vis avec un loup, pardon, avec un homme depuis plusieurs années,
mais nous sommes comme au paradis.
Certes, il y a un ordre injuste des choses
qui permet au coq d’essuyer ses pattes sales sur le dos de la poule alors que
la poule n’a pas ce même droit. D’accord ma chérie ; mais est-ce que ce sont
les coqs qui ont instauré cet ordre des choses ? Non, c’est Dieu.
Dommage, tu as maintenant trente sept ans et
tu es toujours seule avec ton enfant de vingt ans qui ne connaît pas son père.
Il te dérangeait tellement à ce sujet qu’un jour, tu as été obligée de lui
avouer que l’inspecteur de police qui est son père n’a pas besoin de lui. Il
avait alors promis de tuer cet homme. Tu fus très effrayée de découvrir que ton
enfant était donc déjà capable de crime. Alors tu refuses de lui révéler le
vrai nom de son père pour qu’il ne le tue pas. Mais chaque jour, tu as peur que
l’enfant ne transfère sur toi le châtiment qu’il a promis à son père supposé.
Tu as vraiment peur à tout instant. Ta vie, c’est cet enfer-là. N’est-ce pas
grande sœur ?
* *
*
Parlons maintenant de Maman. Elle était
devenue le chef de notre famille monoparentale au décès de Papa. Les faits
prouvèrent très tôt qu’elle n’y était pas du tout préparée. Tu lui désobéissais
avec un naturel incroyable. Tu l’empêchais ainsi de diriger le foyer, et
c’était plutôt le foyer qui la dirigeait à travers toi. Elle comprit alors avec
beaucoup de regret, pourquoi Papa voulait que la famille ait un chef, un seul
chef.
Elle brisa alors l’alliance sacrée que toi et
elle vous aviez nouée. Elle me disait toutes ses peines et tous ses secrets.
Comme je l’ai écrit plus haut, elle pleurait souvent, et se demandait ce
qu’elle pouvait faire pour éviter le chaos et l’humiliation à la famille.
Malheureusement, tout cela arriva avec ta grossesse.
Maman décida alors plus tard de
s’abandonner à Dieu. Elle s’inscrivit au catéchisme et obtint tous les
sacrements, l’un après l’autre. Aujourd’hui, elle est la responsable de la
chorale des femmes et va à la messe sept jours sur sept. Elle ne s’est pas
remariée car la seule chose qui compte pour elle aujourd’hui, c’est Dieu. Au
décès de Papa, elle avait quarante six ans. Maintenant elle en a soixante six.
Et moi dans tout ça ? J’ai eu peut-être un
peu plus de chance que vous deux. En effet, j’ai poursuivi mes études. Mais les
difficultés de toutes sortes n’ont pas manqué. L’absence de Papa était
fortement ressentie. Papa était un homme, et un homme est un homme. Maman est
une femme, et une femme est une femme.
Monsieur Codjo fut l’homme qui combla dans ma
vie, le vide laissé par Papa et qui ne pouvait pas être comblé par Maman,
quelle que soit sa bonne volonté. Il s’occupait mieux de moi que de ses propres
enfants. Il disait qu’il avait envers mon papa, une dette de fidélité qu’il
devait à tout prix payer pour ne pas avoir honte lorsqu’il le reverrait un jour
au pays des morts. Papa n’était donc pas mauvais pour tout le monde ! Tant
mieux.
Je réussis sans problème au baccalauréat
littéraire, suivant ainsi la voie tracée par Papa. Je poursuivis ensuite mes
études de langues au Ghana comme tu le sais. Après quatre ans, j’étais devenue
traductrice-interprêtre français-anglais. Je me suis trouvé un emploi stable au
Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, section d’Accra.
Je suis mariée, comme tu le sais, à un homme
d’affaires Noir Américain revenu définitivement sur la terre de ses ancêtres et
installé au Ghana. Nous avons deux enfants, toutes du sexe féminin, mais nous
comptons nous en arrêter là. Nous ne voulons pas faire comme ceux qui, aveuglés
par notre culture phallocratique, recherchent des garçons à tout prix et se
retrouvent finalement avec de nombreux enfants, parfois même sans garçon.
Je sais que les petites aides que j’apporte à
Maman et à toi ne suffisent pas, mais je suis sûre qu’avec l’ancienneté,
j’aurai plus de moyens pour mieux vous aider. La solidarité est une valeur
africaine qui refuse de mourir, même si la civilisation de l’individualisme est
en train de remporter partout de tristes victoires.
Mais je ne finirai pas de parler de moi-même
sans te révéler que j’ai tout de même trahi la mémoire de Papa dans une
certaine mesure. En effet, compte tenu de son expérience dans la vie, Papa m’a
donné un important conseil que je n’ai pas suivi. Il m’a en effet conseillé
d’avoir un ou deux enfants, mais de ne pas me marier. Il m’a dit que le mariage
était la chose la plus liberticide que la civilisation des hommes ait jamais
acceptée à si grande échelle.
Ce jour-là, Papa m’a même montré des
statistiques européennes alarmantes qui prouvaient qu’effectivement, le mariage
était en train de devenir tout simplement une pièce de musée. Il m’a aussi raconté
de graves mésaventures de couples que je connaissais bien. Notre géniteur m’a
ensuite emmenée voir la célèbre pièce de théâtre de chez nous intitulée :
« mieux vaut rester célibataire ».
Selon Papa, un homme honnête et en mal de
paradis se fait emprisonner toute sa vie par un démon sous peau de femme. Ou
alors, c’est une femme gentille et innocente qui tombe dans le piège d’un
flibustier sans cœur qui réussit dans un premier temps à se faire passer pour
un gentleman avant d’enlever son masque et laisser voir son vrai visage de
loup-garou. Tout mariage finit toujours par aboutir à ces genres de situations
a dit notre papa, et les faits quotidiens semblent lui donner raison.
Mais comme je te l’ai dit plus haut, je n’ai
pas cédé à ce catastrophisme de notre père. A mon humble avis, le mariage est
effectivement un risque, mais un risque à prendre à tout prix. Je ne conçois
pas une société humaine sans familles. Ce n’est pas parce que le marteau écrase
les doigts à l’ouvrier que ce dernier refusera de travailler avec son marteau.
Ce n’est pas parce que le mariage écrase la liberté que la liberté se passera
du mariage. Moi, j’adore les difficultés. Sans difficultés, les humains
eux-mêmes trouveraient la vie trop insipide. Je comprends bien ce qui a conduit
mon papa à me donner ce terrible conseil. Mais de sa tombe, je suis sûr qu’il
me comprend. Papa me comprend toujours.
Seulement, il y a une importante ironie du
sort que je te demande de relever avec moi. En effet, moi qui ai reçu le
conseil de Papa, je ne l’ai pas suivi. Toi qui n’as pas du tout entendu parler
de ce conseil, tu l’as suivi à la lettre en faisant un enfant et en refusant
définitivement de te marier. Celle qui obéissait à Papa de son vivant lui a
donc désobéi à sa mort. Celle qui ne s’entendait pas avec lui a rigoureusement
obéi après sa mort. Vois-tu comment la vie est étrange grande sœur ? Enfin…
II
J’aborde maintenant, si tu le veux bien, la
deuxième partie de cette lettre, pour répondre à la question suivante :
« pourquoi ces rappels ? » Si tu te poses cette question, elle est
tout à fait pertinente. En effet, j’ai voulu revenir sur ces vieux évènements
parce qu’un jour, il fallait bien nous entendre sur ce ou celui qui a tué notre
père.
La deuxième raison pour laquelle je retourne
à ce passé est que nos expériences dans la vie doivent nous servir. Or, pour
qu’un tel genre d’expérience douloureuse serve, il faut l’examiner dans tous
ses contours avant de la jeter à la poubelle. Nous n’avions pas fait cet examen
nécessaire. Alors il était temps de reprendre notre copie.
De quoi est donc mort Papa ? Rassure-toi, ce
n’est pas une enquête policière que j’ouvre ainsi. Ce serait trop vulgaire.
Disons plutôt qu’il s’agit d’un « tribunal de consciences ». Et c’est
d’ailleurs le titre de cette deuxième partie de ma lettre : « tribunal
de consciences »
Je retourne donc sur les lieux du décès où se
trouvent un corps de quinquagénaire, une veuve et deux orphelines. La victime,
notre papa, n’est pas un ange, parce que les anges sont au ciel et non sur
terre. La victime a commis des erreurs dans sa vie et il les a regrettées
amèrement. Il me parlait plus de ses erreurs que de ses victoires, car il ne
voulait pas que je fasse les mêmes erreurs que lui.
Mais nous n’allons pas retenir que ses
erreurs. Il était un fonctionnaire qui pouvait choisir de disposer de son
salaire comme il l’entendait. Par exemple, il pouvait choisir d’être à vie
comme certains, un célibataire sans histoires, abonné aux salles de spectacle
et aux plats les plus exquis des meilleurs restaurants. Il a pourtant refusé
cette vie-là, préférant fonder un foyer et partager les fruits de ses efforts
avec nous. L’a-t-il regretté avant de mourir ? Je t’ai déjà dit son point de
vue sur le mariage, mais je te donnerai certainement d’autres précisions à ce
sujet dans la suite de cette lettre.
Un jour, du fin fond de notre galère, j’ai
demandé à Papa pourquoi il ne veut pas être à la mode pour que nous aussi, nous
devenions riches. C’est-à-dire pourquoi il ne fait pas comme ceux qui crient
« démocratie » à gorge déployée, se font ensuite nommer à un bon
poste de responsabilité et commencent à s’en mettre plein les poches, afin de
s’assurer une retraite dorée ? Pourquoi ne suit-il pas cette mode ? De nombreux
de ses amis ont pourtant accumulé honneur et fortune en un temps record avec ce
théâtre-là !
En réponse à cette question, Papa m’a dit
qu’il ne voulait pas prendre part au gâteau des génocidaires. Ceux qui font ça
dans nos pays pauvrissimes n’ont pas de cœur et ils le savent. Ils savent que
c’est l’argent des citoyens sans voix qu’ils sont en train de voler, laissant
ceux-ci mourir en silence et dans l’anonymat.
Papa m’a ensuite demandé si je tenais
toujours à ce qu’il se lance dans cette politique. Alors, je le lui ai refusé
avec empressement. Je ne savais pas que c’était cela la richesse soudaine en
politique. Vivant des difficultés d’ordre matériel au quotidien, je n’avais pas
besoin d’explication pour savoir qu’effectivement les voleurs du bien commun sont
des vampires comme nous en trouvons dans les contes.
Si j’en crois par exemple la presse de chez
nous, la dernière illustration en date est relative à la présidente de
« l’Association Démocratique des Veuves ». Elle vient de se
volatiliser avec les cotisations de ses militantes, leur signifiant ainsi qu’en
plus des larmes qu’elles ont dû verser sur la tombe de leurs défunts maris, il
leur restait encore un effort de larmes à faire sur la disparition toute
démocratique de leurs sous. Voilà comment agissent les vampires des temps
modernes.
Mais honnêtement, il était temps que cette
femme disparaisse du décor. En effet, elle ne cessait de dire à ses réunions
ce qui suit : « je souhaite qu’il y ait toujours beaucoup plus de
veuves la prochaine fois ». Moi je la comprends mais certains hommes ne la
comprennent pas du tout et estiment qu’elle exhorte leurs femmes à devenir
veuves.
J’espère que Maman n’est pas membre de cette
association ? Si c’est le cas, il faut lui dire d’oublier ses cotisations volatilisées
et de quitter ce club. Si elle a des problèmes en tant que veuve, je paierai un
avocat pour la défendre. Les loups et les agneaux ne se regroupent pas en
association.
Nous poursuivons notre enquête. La victime
vient d’être ainsi présentée. Il serait maintenant bon de savoir si un médecin
légiste a pu dire ce dont il est mort. La réponse, comme tu le sais, est oui.
En effet, le médecin de l’assurance est venu ce jour-là. Il a tourné autour du
corps de notre papa, nous a posé quelques questions et a ensuite dit que notre
géniteur est mort de façon tout à fait naturelle par un arrêt du cœur.
Avec le recul nécessaire, te rends-tu compte
du danger que constituent pour la société, ce genre de scientifiques ? Un
médecin fonctionnaire qui tourne simplement autour d’un corps et dit
magiquement de quoi il est mort. Sous d’autres cieux, ce comportement aurait
été dénoncé par les journaux. Mais nous sommes en Afrique… J’ose tout
simplement espérer qu’il ne fera ça qu’avec les morts. S’il se comporte de façon
aussi négligente avec les vivants, l’apocalypse ne serait pas loin. D’ailleurs,
a-t-elle jamais été loin des Africains ? Nous sommes encore en vie parce que
nous sommes de la race des survivants. L’esclavage, le paludisme, le sida et
les dictatures n’y ont rien pu.
Le fait est en tout cas là : il n’y a
pas eu d’autopsie sur le corps de Papa. On ne saura donc jamais s’il a été
empoisonné, s’il est mort de crise cardiaque, d’hypertension, etc. Cela, bien
sûr, complique quelque peu le devoir de vérité autour duquel nous nous sommes
réunis virtuellement ce matin sur les lieux du décès.
L’hypothèse la plus scientifique étant ainsi
écartée, le boulevard de la spéculation nous est grandement ouvert. Les
magistrats eux-mêmes ne font pas autre chose. Et bien évidemment, les
sentiments personnels du juge que je suis interviendront nécessairement dans
cette recherche de la vérité et l’appréciation des situations. Mais crois-moi,
je serai objective. Je te le promets au nom de notre sang commun…
La première hypothèse que je pose, c’est le
décès par maladie de notre papa dans la nuit. Quelle maladie aurait-elle pu
emporter notre papa de façon aussi brutale ? Il jouissait d’une excellente
santé et, malgré sa cinquantaine d’années d’âge, il ne souffrait pas encore des
habituelles maladies de vieillesse. Quelle maladie étrange a-t-elle donc agi
ainsi, le temps d’un éclair ?
Une telle question ne devrait pourtant pas
être posée si l’on sait ce que c’est que le corps humain. En effet, ce ne sont
pas seulement les microbes et les coups violents venus de l’extérieur qui
peuvent tuer un corps humain. Les simples sentiments peuvent nous détruire de
l’intérieur : la déception, la jalousie, la colère, la peur, la surprise,
l’humiliation, etc.
De ce point de vue, tu sais certainement où
je veux en venir ! Oui, il n’est pas question que j’oublie en effet la dernière
scène que nous avons eue avec notre père avant qu’il ne se couche pour la
dernière fois ce soir-là. J’en avais déjà parlé dans cette lettre, mais il est
important que je la rappelle ici. Eh bien, ce soir-là, Maman avait désobéi à
Papa. Toi, tu avais soutenu Maman. Papa était très humilié et n’avait rien dit.
Il est parti se coucher sans dîner et, le lendemain, on l’a trouvé mort dans
son lit.
Comme je l’ai écrit plus haut, la simple
humiliation peut tuer. Est-ce l’humiliation que vous avez, une fois encore,
infligée a Papa qui l’a tué ?
Bien évidemment, je ne vous accuse
aucunement, car je n’ai aucune preuve pour le faire. Certes, les preuves sont
là que Papa a bel et bien préparé sa mort ce soir-là, par exemple en cachant
son argent au centime près. Mais ce fait me donne-t-il le droit de dire que
vous l’avez humilié et qu’il en est mort ? Non, je n’ai pas ce droit. Même si
c’est cela la vérité, une vérité non accompagnée de preuves formelles n’est
qu’une spéculation comme tout autre. Il ne faut pas totalement l’abandonner,
mais la manipuler avec prudence pour qu’elle ne soit pas une arme pointée
contre des innocents.
Seulement, cela ne nous empêchera pas de tirer
les leçons utiles pour nous-mêmes et pour ceux que nous aurions à éduquer.
Ainsi, nous dirons aux enfants de ne pas attendre d’avoir des parents parfaits
avant de leur obéir. Il n’y a pas de parent parfait. Lorsque l’on pousse les
parents au désespoir extrême, il n’est pas exclu que l’on se retrouve bêtement
avec un crime sur la conscience. Après il sera facile de se défendre avec des
larmes de crocodile.
Sœur Adjoua, j’espère que ce n’est pas le cas
pour toi en ce qui concerne la mort de Papa ? C’est malheureusement le cas pour
Maman. Elle se sent coupable du décès de notre père, et c’est pour cela qu’elle
recherche le salut de son âme dans les activités religieuses assidues.
De toute façon, quand elle me parle de sa
culpabilité, je lui réponds sans hésiter qu’elle se trompe largement car aucune
autopsie ni commission d’enquête ne l’accuse de rien. Mais je sais en mon for
intérieur que les humains sont très fragiles. Ils sont des tigres en papier.
Ils ont conquis des planètes lointaines, mais dès que l’occasion se présente,
ils meurent aussi facilement que des fourmis et des criquets. C’est ainsi que
mon papa est mort. Mais pour quelle raison ? Je continue mes spéculations pour
aboutir au verdict qui doit intervenir contre vents et marées.
Après l’hypothèse de la maladie, je passe à
celle du suicide par empoisonnement. Cette hypothèse n’est pas à exclure. Voilà
en effet un quinquagénaire qui, toute son enfance, n’a pas été heureux. A l’âge
adulte, il croit vaincre la fatalité en fondant un foyer. Mais très tôt, c’est
la déception totale. Il se réfugie alors dans son travail, mais là encore,
l’humiliation était au rendez-vous. Pendant ce temps, la misère l’accable.
L’impitoyable vieillesse laisse chaque jour sur son corps des traces
indélébiles. Dans ces conditions, quel goût pouvait-il encore avoir pour la vie
à quelques mois de sa retraite professionnelle ?
Je te confirme qu’effectivement, Papa n’avait
plus aucun goût à la vie. Mais en revanche, je te dis formellement qu’il ne
s’est pas suicidé. Il n’est pas lâche. Il m’a toujours dit qu’il affronterait
volontiers toutes les difficultés de cette vie, mais qu’il ne cesserait jamais
de me transmettre ses expériences. Qu’il ne vivait que pour moi, et qu’il
continuerait à s’agripper solidement à cette seule consolation. Papa ne pouvait
donc pas décider de m’abandonner ainsi sans défenses dans la vie. Cela ne lui
ressemble pas. Non, la cause de sa mort est ailleurs et je continue de
chercher.
Mais diantre ! Il me semble que je suis à
cours d’hypothèses ! Je m’en vais donc prononcer mon verdict. Il n’est pas
question que je ne le prononce pas.
III
Je donne à cette troisième et dernière partie
de ma lettre le titre suivant : « le verdict ». Ce sera
une partie plutôt brève.
Je ne t’ennuierai pas avec des
vu..vu..entendu..entendu..entendu..comme au tribunal. Mais cela n’enlèvera rien
à la solennité du verdict que je vais prononcer.
Ainsi, je constate que : primo, Papa ne
s’est pas suicidé. Secundo, on ne sait pas s’il est mort de chagrin ou de
maladie. Tertio, la personne qui se dit coupable, c’est-à-dire Maman, et celle
sur laquelle pèsent de fortes présomptions, c’est-à-dire toi, vous n’étiez pas
là lorsque Papa avait déjà commencé à vivre sa galère pendant son enfance. Ces
personnes n’étaient pas non plus à l’origine de l’abandon de Papa par sa
famille. Enfin, ce ne sont pas ces personnes qui sont allées dire aux parents
d’Ayoko de ne pas accorder la main de leur fille à Papa, ce qui lui aurait
peut-être permis de retrouver une nouvelle joie de vivre.
Considérant alors tous ces paramètres, je
déclare solennellement que le seul coupable de la mort de Papa, c’est son
destin.
Certaines personnes, qui n’ont pas la bonté
de Papa, ont pourtant la chance d’être entourées de gens qui leur rendent la
vie facile. Certaines personnes qui font mille fois moins d’efforts que lui ont
pourtant obtenu mille fois plus de fortunes que lui. Les parents d’Ayoko l’ont
appelé « grand-papa », alors que des gens plus âgés que lui épousent
de belles jeunes femmes qui s’occupent d’eux pendant leurs derniers jours.
Si mon papa est passé à côté de tout cela à
la fois, alors, ceux qu’il a rencontrés dans sa vie sont peut-être mauvais,
mais son destin l’est encore plus.
Le destin est un récidiviste impénitent qui
fait des victimes partout, parce qu’il sait qu’il est masqué : on ne le
connaît pas. Ou plutôt, on ne le connaît que lorsqu’il a déjà sévi et est très
loin. Il est insaisissable. C’est un criminel qu’on condamne toujours, mais
toujours en son absence.
Le pire en ce qui concerne le destin, c’est
qu’il est un criminel bien défendu. En effet, comment ne pas défendre le destin
lorsque du berceau jusqu’à la vieillesse on n’a connu que l’abondance et le
paradis ? Il y a une infime minorité de gens de cette catégorie. Des gens
comblés par le destin et qui ne veulent pas entendre dire qu’il est mauvais.
Ceux-là s’en vont jusqu’à dire aux miséreux qu’ils ont dû faire quelque chose
de mal à Dieu avant leur naissance, et que leur misère sur terre n’est qu’une
punition divine. On parle de karma… Comme tu le vois, la matière grise est très
fertile pour transformer le destin en héros, et le souffrant en seul coupable
de sa situation.
Mais pour ma part, je dis souverainement que
le destin de mon papa est bel et bien coupable et ne mérite que la mort. Mais
je ne le condamnerai pas à la peine de mort, car justement, personne ne peut
dire avec certitude que la mort est une peine. La mort est plutôt un mystère. Seuls
ceux qui y sont allés et sont revenus peuvent nous en parler, or moi je ne
crois pas aux fantômes.
A propos de fantômes, te souviens-tu de cette
scène tragi-comique à laquelle nous avons assisté dans notre village pendant
notre enfance ? Je te la rappelle : les « fantômes » du culte
traditionnel étaient sortis de « leurs tombes » et dansaient au
rythme du tam-tam sacré. Soudain, cinq éleveurs peuls de passage dans la
région, et qui ne croyaient pas du tout à nos traditions, ont commencé à dire
que ce sont des hommes bien vivants qui dansaient sous le tissu. Sacrilège !
Tous les spectateurs étaient en colère et voulaient en découdre avec ces
étrangers. Mais comme tu le sais, les Peuls sont de grands manipulateurs de
couteau. Ils ont tous sorti de longs couteaux cachés sous leurs habits, et ce
fut la débandade dans nos rangs. Aussi bien les vivants que les fantômes ont dû
détaler ce jour-là pour sauver leur peau. Je revois en mémoire ces fantômes
courant encore plus vite que nous les vivants. C‘était finalement hilarant,
mais j’étais très choquée par cette humiliation de notre culture ancestrale. Je
protestais en fuyant comme tout le monde.
Pour en revenir au destin de Papa, je le
condamne à la peine de prison à perpétuité et par contumace pour torture et
homicide sur la personne de mon papa.
Adjoua ma sœur, merci de m’avoir lue jusqu’au
bout. Merci encore.
Fraternellement, Kossua, depuis Accra. »
Ouf ! C’était le point final de cette lettre.
Elle a été longue. Mais après l’avoir écrite, je me sens maintenant si légère,
si tranquille. Mon sommeil de cette nuit sera certainement merveilleux. Et
d’ailleurs, les conditions s’y prêteront. J’entendrai au loin le bruir de
l’Océan qui me bercera. J’entendrai les soupirs des palmers royaux heureux de
retrouver leur paradis nocturne sous la pluie de rosées après le rude passage
au four par l’impitoyable soleil tropical.
J’apprécierai particulièrement le concert des
insectes, ces infatigables musiciens bénévoles qui agrémentent les nuits de
chez nous, sous l’éclairage féérique des lucioles.
Ô, vivement donc la nuit ! Mais en attendant, il ne
faut pas que j’oublie le chèque de cinquante mille francs que je veux joindre à
la lettre pour ma sœur Adjoua. En effet, quelles que soient les erreurs d’un
frère, d’une sœur, d’un parent, on ne doit jamais l’abandonner. Jamais…