Geneviève Blairon, Atelier de Roman, Professeur Jean-Baptiste Baronian
De Perfidie à Elodie
"Je prie de remarquer que je ne blâme ni
n'approuve, je raconte"
Talleyrand
Ma mère m'enfanta l'année même où la Belgique vit le jour, en 1830.
Je ne
sais presque rien de mes ancêtres sinon qu'ils ont émigré d'une province
éloignée, aux confins de l'Allemagne et du Danemark.
De leur descendance, établie au Luxembourg, naquit une fille, Ernestine dont
on relate l'immense vertu. Elle était pauvre, pourtant, il lui restait toujours
quelque chose pour les plus pauvres. Pendant les luttes, quand la nourriture
était très rare, elle procurait des pommes de terre à certains de ses voisins
qui étaient dans le dénuement absolu et qui mouraient de faim. Elle ne demandait
jamais rien en échange. Elle était pauvre mais elle enrichissait son entourage.
Son luxe était le désintéressement. Elle avait épousé Valère Besogne, mon père.
Ils eurent une seule fille, ce fut moi.
On me prénomma Perfidie, comme c'était la mode à l'époque. Vous
l'avouerai-je, madame, ce prénom m'a toujours déplu.
On disait de moi que j'étais jolie, plus tard on dit aussi que j'étais restée
quelque peu primaire. A l'âge de 18 ans, je disparus. Mes parents apprirent que
je m'étais sauvée avec un homme marié, veule et trivial. Ma mère, la vertueuse
Ernestine, en était tombée malade, elle avait failli mourir de chagrin. Cet
homme m'avait fait des enfants et j'y avais gagné une maladie honteuse. Je l'ai
quitté puisque je lui préférais un certain Adolphe. Celui-ci était âgé, assez
pauvre, père de famille nombreuse et j'eus à le regretter. Néanmoins, il me
laissa une petite rente.
Dès lors, j'avais trouvé ma vocation et mon métier : séduire de vieux hommes.
Le coup suivant faillit réussir.
Le chevilleur Yves Volette, un ivrogne notoire, obèse et vulgaire, possédait
une résidence au village, sa femme l'avait quitté. Il n'en fallait pas plus pour
que je pressente la bonne affaire. Je parvins à loger chez lui. Comme servante,
affirmai-je. Dans les premières lignes du faire-part de son décès que je m'étais
empressée de faire imprimer, on pouvait lire : Perfidie Besogne... sa compagne.
Le lendemain de sa mort, je paradais déjà dans la grosse carriole du défunt.
Hélas, le chevilleur avait des héritiers et ceux-ci eurent tôt fait de
récupérer la maison paternelle. Ils me prièrent d'aller loger ailleurs.
Par les nettoyages que jamais je n'aurais cédé à une autre femme, j'avais
accès aux placards. Parce qu'il ne suffit pas de récurer sur et sous les
armoires, n'est- ce-pas - quand on est propre - il faut aussi laver dedans. Tout
métier ayant un côté passionnant, je prenais note des numéros des titres rangés
dans les tiroirs. Cela m'aurait permis, le cas échéant, de faire du chantage car
le litige avec les enfants allait s'amplifiant.
C'est alors que je me suis acoquinée avec une autre vieil homme, riche
celui-là et sans enfants. Julien avait encore l'esprit vif et l'allure
gaillarde, il me coucha sur son testament. Il aurait aimé me coucher aussi dans
son lit mais je tombai fort astucieusement malade et fus transportée en milieu
hospitalier. Séjourner dans un service de neurologie m'agaça prodigieusement.
Ma pauvre mère, Ernestine, n'avait pas à déplorer ma conduite car je me
chargeais moi-même de l'informer des péripéties de ma vie privée, édulcorant la
vérité et la présentant d'une façon telle que je parvenais toujours à me faire
plaindre et à me faire assister. On a dit que j'étais douée pour ce genre de
manigances. Perfidie, vous êtres trop bonne, vous êtes trop sotte, vous allez
vous faire mourir pour eux, disait ma mère.
Mais j'avais un autre don, celui de la médisance que je rendais
particulièrement agréable. J'avais conscience d'être habile et d'enrober de
bonhomie, mes bons mots railleurs, toujours au détriment d'autres et en leur
absence. Mes équivoques malignes accompagnées de clins d'oeil qui parlent sans
parler et qui disent bien plus que les paroles elles-mêmes, ses demi-louanges
mêlés de demi-blâmes... ah! que j'aimais les débiter avec malice. Mes mensonges
avaient des résonances si séduisantes qu'ils ne laissaient pas de plaire et de
produire leurs effets pernicieux.
Les circonstances ont voulu que je cède, une fois de plus, le logis que
j'occupais. J'en étais à mon sixième déménagement. Je feignais d'en être
affectée. Cependant, certains ont pressenti que je passais de la tactique à la
stratégie.
De fait, je m'installai dans l'annexe d'une grande maison dont je savais
qu'elle serait, à plus ou moins brève échéance, libre de son occupante, une
personne âgée. Et il est vrai que j'avais en vue l'occupation du bâtiment tout
entier! Mais je dois, pour l'instant, interrompre ce récit. Je vous prie de m'en
excuser.
Cher ami et confrère, Sans doute vous en souvenez-vous, pendant les travaux
de réfection de la Tour des Templiers, j'ai quitté le château et, pendant
vingt-cinq jours, j'ai logé dans la région de Pamplane. Une grande maison
vétuste, flanquée de persiennes où j'ai cru trouver une chambre d'hôte et la
tranquillité indispensable à mes travaux de réflexion. Mal m'en prit. Mais
enfin! Là, j'y ai rencontré une pauvre personne, objet de la requête que je vous
adresse ici même. Vu mon grand âge, ce service sera probablement le dernier que
j'aurai à solliciter de votre bienveillance.
Perpétuellement vêtue de haillons et occupée aux basses besognes, généreuse
en conversations de bas étages, cette personne a fait de la bassesse sa règle de
vie. C'est une de ces femmes sans âge et sans sexe déterminé. Une Julia en
tablier à fleurs ou en cache-poussières gris comme celles qui tiennent,
péniblement, le Gagne-Petit ou le Bon Coin des petits villages médisants.
Primaire et syphilitique, cette femme de charges de son état, prénommée
Perfidie, excelle dans les lourds travaux qu'elle trouve par ailleurs
valorisants. Elle s'est mis en tête de tenir des vieux dans une grande et
vétuste maison dont elle a aménagé, pour elle-même, une des extrémités. Perfidie
n'est point patentée et les locaux ne sont pas conformes.
Pendant mon très court séjour dans sa maison, et bien qu'il m'en coûtât de
lui adresser la parole, je tentai de la raisonner. Perfidie, ma pauvre enfant,
lui disais-je, vous êtes prompte au nettoyage mais avez-vous jamais songé que
votre langue est aussi alerte que vos mains sont expertes? Pourquoi, diable,
faut-il que vous ayez toujours quelqu'un ou quelque chose à tourner en dérision?
Pourquoi la moquerie et la médisance sont-elles votre mode presque exclusif
d'expression? Avez-vous jamais imaginé qu'une vie digne d'être vécue est faite
d'intelligence et de hauteur de pensée?
J'entendais Perfidie en rire avec les autres pensionnaires. - "Et! Jules! Une
vie digne d'être vécue est faite de... de... de hauteur d'intelligence...
qu'est-ce que ça veut dire, ça?
Et! Jules! z'avez vu le vieux Hector? il a
mis son gilet rouge! Eh! Dirait-on pas qu'il va courtiser? Hector, où c'est
qu'vous allez comme ça? Ah, ah, ah!"
Le lendemain, Perfidie frappait à ma porte. Monsieur le comte, me dit-elle,
pourquoi m'avez- vous parlé ainsi hier? Ma pauvre Perfidie, lui répondis-je, je
me suis adressé à vous afin de vous mettre en garde contre vous-même. Vous
croyez être éduquée parce que l'on vous a appris à dire bonjour, au revoir et
merci, parce que l'on vous a appris la différence entre le bien et le mal. On
vous a appris aussi une certaine délicatesse du coeur qui reste perceptible
malgré vos railleries continuelles et votre fâcheuse tendance à la dérision et à
la calomnie.
Sachez que, dans votre ignorance, vous vous abîmez et vous abîmez votre
entourage. Surtout ceux que vous aimez. Je pense par exemple à votre petit
garçon. Hier encore, vous lui fredonniez une chanson aussi idiote que L'Innocent
du village. Pauvre petit. Il n'est pas innocent, lui. Les enfants n'ont de
références que celles qu'on leur donne, Perfidie. Dans ma famille on leur chante
A * B le cobaye et ils apprennent l'alphabet en s'amusant. Ou encore Dans la
forêt équatoriale et ils retiennent les noms d'animaux exotiques en jouant.
J'ai remarqué le désarroi de Perfidie. Perturbée, la pauvre femme s'est mise
en tête d'entrer en religion chez les bénédictines.
J'en viens enfin à l'objet de ma requête : je vous demande d'intercéder
auprès du nonce, votre ami, afin qu'il favorise l'entrée de Perfidie chez les
moniales.
Je vous transmets ici mes sentiments les plus confraternels. Fait
en l'an de grâce mille huit cent quatre-vingt deux. Du château de la
Bienfaisance, comte van Heniborg.
Madame, J'ai toujours assisté aux messes. Le Père n'exclut pas ses enfants,
fussent-ils ce que l'on disait que j'étais à l'époque : une langue de vipère. Je
me donnais bonne conscience en rendant de nombreux services autour de moi.
Souvent, j'étais remerciée d'ingratitude, il faut dire, je l'ai compris plus
tard, que je rendais bien des services intempestifs, poussée par mon
irrépressible besoin d'être reconnue, aimée et louangée.
J'ai cru, en soignant de vieux hommes, pouvoir étaler aux yeux de tous ma
charité envers autrui. Mais l'appât du gain que, par ailleurs, il m'était
impossible de cacher, dévoila mon manque de désintéressement.
Plus j'avançais dans la vie, plus mes fréquentations se cantonnaient dans la
couche la moins intéressante de la société.
Les travaux de remise en état de mes différentes habitations faisant suite à
mes nombreux déménagements, la nature même de mes activités domestiques chez les
personnes qui m'employaient, l'étalage d'un manque de bon goût évident dans mon
habillement m'avaient réduite à l'état de femme épouvantail. Les attitudes
vulgaires m'étaient coutumières.
C'est alors que j'hébergeai un aristocrate âgé, échoué chez moi comme un
navire contre un récif. L'homme s'empressa de regagner son château après une
vingtaine de jours. Son passage chez moi allait bouleverser ma vie.
Hautain et distant, parfois empreint d'un peu d'humanité, il m'éclaira sur le
sens de l'existence. J'y ai vaguement saisi, au passage, l'importance de
l'intellectualité, une notion qui m'était restée inconnue jusqu'alors. Moi qui
avais si souvent couru après la fortune, j'appris que l'argent n'est pas tout
dans la vie et que la vraie richesse réside dans l'esprit. Il m'explicita le
processus de victimisation (une manoeuvre psychologique utilisée par moi... bien
malgré moi) que j'utilisais pour duper ma pauvre mère. Ainsi, j'ai compris une
partie des mécanismes psychologiques qui avaient régi ma conduite pendant tant
d'années.
Ma pauvre maman m'est apparue en rêve, j'ai songé aux tromperies dont elle
avait été la victime par ma faute et je me suis effondrée.
Aujourd'hui, j'ai retrouvé un certain équilibre dans la spiritualité.
Souvent, je me répète la citation de Pierre Teilhard de Chardin que le comte van
Heniborg m'avait fait apprendre par coeur : Non seulement physiquement, mais
intellectuellement et moralement, l'homme n'est qu'Homme qu'à condition de se
cultiver. Et non pas seulement jusqu'à l'âge de vingt ans! Pour être pleinement
nous-mêmes, nous devons donc travailler toute notre vie durant à nous organiser,
c'est-à-dire à porter toujours plus d'ordre, plus d'unité dans nos idées, nos
sentiments, notre conduite.
Dans la vie religieuse, je me nomme soeur Elodie et ce nouveau prénom résonne
à mes oreilles comme une mélodie. Mes vieux protégés et les fortunes tant
convoitées qu'ils m'avaient promises et jamais léguées, font désormais partie
d'un passé révolu. Le résultat de mes manigances, de mes réussites et de mes
échecs s'est estompé dans ma mémoire.
Le courage est cette élégance souveraine de l'âme qui se manifeste dans
l'adversité, disait le comte van Heniborg.
Perfidie est morte, madame. Il reste à soeur Elodie juste assez de dérision
pour évoquer sa mémoire sans trop de mépris.
Mamie Chérie (je ne dois pas t'appeler soeur Elodie, dis?)
J'ai rangé sur
ma table de nuit les jolis personnages que tu as réalisés pour moi. Comme ils
sont mignons! Je te remercie de les avoir créés à mon intention. Tu sais, hier,
j'ai appris à Vinciane - elle vient déjà d'avoir quatre ans - la ritournelle que
tu me chantais à Pamplane. Pas L'Innocent du village puisque tu m'as demandé de
ne plus y penser. Mais l'autre, A * B le cobaye. Vinciane me suppliait de la lui
répéter jusqu'au moment où elle connaîtrait l'alphabet. Elle y est arrivée!
Merci, Mamie!
Arthur.
Soeur Elodie s'est éteinte en 1912, entourée des soeurs bénédictines. Elle a
laissé un remarquable ouvrage de réflexion sur la condition humaine.
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