Mathieu D'HERBES, Atelier de Roman-Nouvelle - 2ème année, Professeur Nicole Potmans


Le Condamné

Nouvelle



PROLOGUE

 

 

Llimak ss’un ist Okhmon kl’kiklst…

Le brouillard s’était épaissi depuis ce matin. Ainsi masqués, les arbres noueux de la forêt voisine semblaient se tordre de douleur. Au creux de leur tronc, un jeu d’ombre faisait apparaître des rictus haineux. Leurs branches nues étaient autant de griffes prêtes à happer quiconque serait assez fou pour oser s’aventurer au-delà des mégalithes dressés à la lisière comme des sentinelles. De longues et inquiétantes volutes de fumée noire s’échappaient du bois, et ça et là, d’étranges lumières blafardes renforcaient l’apparence sinistre des arbres. Aucun chant d’oiseau ne venait interrompre le sifflement monotone du vent glacial. Les animaux ne donnaient pas le moindre signe de vie. Toute la forêt avait sombré dans l’immobilisme, et paraissait attendre une saison plus clémente.

Ss’ grzum ert grzum ert do’lal…

Tout à coup, un éclat de voix rauque transperça le silence. Un rire cristallin lui répondit aussitôt. Deux jeunes gens marchaient main dans la main le long des mégalithes, avec toute l’aveugle vanité que leur conférait leur jeunesse. Ils étaient chaudement vêtus, emmitouflés dans plusieurs couches de cuirs et de fourrures, ce qui leur donnait un aspect sauvage. Une cascade de cheveux blonds coulait sur leurs épaules. De lourdes capes de toile trainaient la neige derrière eux sans les ralentir. Leurs bottes renforcées de râble de lièvre avalaient la distance et faisaient crisser une fine couche de givre sous leurs pas.

« Regarde celle-ci Jaina, dit l’un en désignant une rune gravée sur un grand menhir, tu arrives à la déchiffrer ?

- Non, répondit Jaina après avoir examiné la rune. Je te l’avais dis Eridin, je ne maîtrise que les rudiments de l’ancien langage. »

Eridin chassa une mèche de cheveux que le vent avait poussé sur son visage. Il posa une main bienveillante sur l’épaule de Jaina. « Ce n’est pas grave. Viens, on va regarder sur les autres pierres. C’est bien le diable si tu n’en reconnais aucune.

- Comme tu veux, soupira Jaina. Mais je ne te promets rien. » Elle resserra sa cape autour d’elle. « On dirait des… avertissements, destinés à ceux qui voudraient s’enfoncer dans la forêt. C’est peut-être dangereux.

- Que veux-tu qu’il nous arrive ? » déclama Eridin. Il dépassa le menhir en une enjambée et s’enfonça dans un demi-pied de neige vierge. Triomphalement, il écarta les bras. « Tu vois bien ! »

Okhmon illandrea ii ayundril cun…

« Qu’est ce que tu as dis, Jaina ?

- Moi ? Rien, pourquoi ? »

Eridin se rapprocha d’elle. Le vent avait soudainement gonflé et couvrait ses paroles. « Il m’avait semblé t’entendre me…

Une violente bourrasque l’interrompit. Dans un vacarme démentiel, des rafales de neige fouettèrent le jeune couple. C’était une véritable tempête qui se préparait. La visiblité déjà réduite par le brouillard devenait catastrophique.

« Il faut retourner au village ! » beugla Jaina.

Eridin et Jaina se mirent à courir de toutes leurs forces. Ils devaient lutter contre le vent contraire, et a plusieurs reprises, ils s’enfoncèrent jusqu’au genou dans la neige molle. Leurs habits les protègaient en partie du froid, mais en contrepartie ils les ralentissaient considérablement. Avec la neige qui s’amoncelait, le couple se retrouva vite hors d’haleine.

Jaina avait de plus en plus de mal à soutenir la cadence de son compagnon. « Je dois reprendre mon souffle !

- Pas ici, hurla Eridin. Tiens encore un peu !

- Je n’en peux plus », implora Jaina. Comme pour appuyer ses propos, elle se laissa tomber sur ses genoux.

« On s’arrêtera au cromlech que l’on a vu tout à l’heure. On y sera plus à l’abri. » Avec un grognement guttural, Eridin saisit Jaina sous les bras et la remit sur ses pieds. « Si on reste ici, on risque d’y passer ! »

Jaina acquiesca d’un signe de tête. Le vent avait encore forci, et il était désormais impossible de courir. Les rafales impromptues leur cinglaient le visage. La neige se nichait dans leurs cheveux et s’infiltrait sous leurs fourrures. En tremblant, le couple se remit en marche. Ils se tenaient les épaules, et se couvraient mutuellement avec leurs capes détrempées.

Le périple leur sembla interminable. Puis, enfin Jaina aperçut les premières pierres qui formaient le cromlech. Leurs jambes se dérobaient sous eux, ils ne sentaient plus leurs doigts ni leurs oreilles, et ils avaient renoncé à essayer de se parler. Mais une volonté commune animait les deux jeunes gens, qui implicitement, s’étaient persuadés qu’une fois le cercle de pierres atteints, plus rien ne pourrait leur arriver.

Avec une ardeur renouvellée, ils rallièrent le lieu sacré en un rien de temps. Ils parvinrent à franchir l’entrée du cercle de pierre au moment précis où un long hurlement plaintif déchirait l’atmosphère. Avec précipitation, Eredin se plaqua contre le rocher le plus proche, et il fut rapidement imité par Jaina qui vint se blottir contre le corps de son compagnon. Ils restèrent ainsi sans bouger pendant plusieurs minutes. Tous deux gardaient les paupières closes.

A l’intérieur du mégalithe, la tempête était davantage supportable. Jaina rouvrit timidement les yeux. Eredin paraissait tellement détendu… on aurait dit qu’il dormait. « Qu’est ce que c’était, à ton avis ? »

- Surement un loup, répondit Eredin au bout d’un moment. C’est probablement toute une meute. En hiver, le gibier se fait plus rare et ils se regroupent pour chasser.

- Tu penses qu’ils viendraient jusqu’ici ? » Jaina avait voulu prononcer ces mots sur un ton détaché, mais elle n’avait pas pu empêcher sa voix de tressauter.

Eredin se maudit intérieurement d’avoir parlé des loups. Il la savait courageuse, mais la phobie de ces carnivores la poursuivait depuis son enfance. « Nous ne sommes pas de la bonne viande pour eux, plaisanta-t-il ; beaucoup trop filandreuse. » Il réussit à arracher un petit sourire aux lèvres gercées de Jaina. Ses yeux humides délivraient néanmoins clairement leur message : il faudrait plus que des paroles pour la rassurer. Pour la première fois, Eredin remarqua les tumulus devant eux. Ils étaient quatre ; trois de taille modeste encerclaient le dernier, beaucoup plus imposant. Celui-ci était le seul à disposer d’une entrée. « Regarde, fit Eredin, on va pouvoir s’abriter. »

Jaina objecta catégoriquement, sous prétexte qu’elle ne voulait pas profaner un tombeau. Il tenta de la convaincre. La tempête ne se calmerait pas avant des heures, et il serait plus raisonnable de passer la nuit ici plutôt que d’être surpris sur le chemin. Eredin ajouta même que la meute ne les attaquerait pas à l’intérieur, mais elle persistait dans son refus. Comme il insistait, Jaina s’éloigna de quelques pas. Soudain, elle perdit l’équilibre puis s’étala de tout son long sur l’épais tapis de neige. « Ca va ? demanda Eredin.

- Oui, je me suis simplement pris le pied dans un bout de bois. » En se relevant, le visage de Jaina devint aussi blême que les mottes de neige qui se cramponnaient encore à ses fourrures. A ses pieds gisait le squelette d’un grand cerf, encore coiffé de ses andouillers.

 

Okh saad mon… Djz’ ibn jhr saad Okhmon zh’ar !

La chambre funéraire était plongée dans l’obscurité. Une couche de poussière s’accumulait depuis des siècles sur le sol pierreux. A certains endroits, elle atteignait la largeur d’une paume. L’air empestait le renfermé. Des moisissures proliféraient partout et dégageaient une odeur pestilentielle.

Okhmon tournait rageusement dans la pièce exiguë. Tout près de lui, les lamentations de ses homologues le harcelaient. Ils étaient prisonniers de ces stupides monticules de pierres, tout comme lui. Les cloportes qui avaient osé les enfermer ici s’étaient offerts le luxe de prendre toutes les précautions nécessaires.

Gorz nrok ar simnduluk barg ur

Il avait prononcé un nombre incommensurable d’incantations, répétés inlassablement les mêmes mots sacrés, dans toutes les langues qu’il connaissait. Après maintes tentatives, Okhmon était parvenu à briser la rune gardienne du tumulus. Il s’était cru libre, enfin ! C’était sans compter sur la folle prudence de ces misérables ! Craignaient-ils à ce point son courroux pour avoir érigé une deuxième barrière autour de leurs geôles ? Okhmon ne pouvait pas leur donner tort. Il était nourri à la haine, et attendait avec impatience le moment où il parviendrait à défaire les runes qui le maintenaient enfermé dans le cromlech. Et ce jour-là, qu’ils courent se terrer derrière leurs minables protections ! Tous ! Car il sera sans pitié envers ses bourreaux, leurs descendants, leurs sympathisants et tous ceux qui oseront se dresser contre lui ! Et sa soif de carnage ne s’arrêtera qu’à la mort du dernier d’entre eux !

Okhmon détecta une présence. Il interrompit sa litanie incessante et se terra dans l’ombre, près du coin menant à la sortie. C’était les deux bipèdes qu’il avait aperçus tout à l’heure. Comme ils semblaient apétissants ! Okhmon se retint d’agir trop hativement. Les voir ainsi, innocents, si fragiles, était délectable.

C’était la première fois qu’il en voyait des comme ça. Ils étaient beaucoup plus petits que ceux qui l’avaient enfermés. Okhmon se souvint que les bipèdes avaient un cycle de vie infime, et une conception du temps dénuée de sens pour des entités comme lui. Leurs civilisations naissaient et mourraient si rapidement… Les graveurs de runes s’étaient probablement éteints depuis longtemps. Alors, comment était le monde maintenant ? Peuplé de ces petites créatures ? C’était follement excitant.

Okhmon se jetta sur eux. Leurs cris d’épouvante le mettait en appétit. Il y avait si longtemps qu’il n’avait plus gouté à des consciences intelligentes. Tandis qu’il drainait leur âme, Okhmon savourait son exquise fortune.

Les corps étaient déjà froids, mais Okhmon continuait à traquer en eux le moindre fragment d’inconscient. Une brusque déflagration l’interrompit. Loin à l’Est, une dizaine d’homologues venaient d’être libérés, et ils hurlaient leur joie à qui voulait l’entendre. Okhmon se joignit à la liesse générale et poussa un féroce hululement suraigu. Décidément, les bonnes nouvelles n’arrivaient jamais seules !

Voila qui annonçait un avenir radieux ! L’ère semblait être aux grands boulversements, et ce n’était pas pour lui déplaire. Okhmon adorait le changement…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE  I

 

TRAVERSE

 

 

Sur les terres de Derjianne, l’exécution publique des condamnés à mort est une tradition aussi ancienne que la fondation de la capitale, Breondua. C’est aussi pour la plupart des Derjs un spectacle divertissant. Parfois, on trouve parmi le lot des malheureux un prisonnier Sionniste, un occupant des péninsules de Sion, au-delà de la frontière ouest de la province de Derjianne. Les Sionnistes se méfient des Derjs comme de la fièvre d’Emeraude, et régulièrement, une guerre d’épuration est déclarée entre les deux régions.

Cependant, la justice Derje laisse à tous les condamnés une dernière chance de survivre, en leur demandant de renier leur patrie et de s’engager à vie dans la Légion. Si ceux-ci acceptent, ils seront graciés. La plupart des condamnés choisissent cette option, mais inexpliquablement, les Sionnistes qui refusèrent cette chance se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main. Ce comportement explique la présence d’une foule massive lors de chaque exécution de Sionniste, car les gens savent qu’ils ne seront pas déçus du spectacle.

En guise de pénitence, les Sionnistes sont placés en isolement un mois avant l’exécution. Des rumeurs circulent sur les mauvais traitements et les privations qu’ils y subiraient ; cela est totalement opposé à la tradition de Derjianne qui veut qu’un homme ne soit pas jugé plus durement que par une mort sans haine et sans cruauté.

En vérité, les autorités de Derj ont reconnu officieusement que cette mesure était surtout préventive, car certains ragots leur prêteraient des accointances avec les forces occultes. Bien que cela ne se soit que très rarement vérifié, elles ont estimé qu’il était beaucoup plus prudent d’exécuter un Sionniste quand celui-ci est singulièrement affaibli.

 

*

 

« J’ai soif... », murmura le prisonnier.

Depuis combien de temps était-il ici ? Ses poignets le faisaient souffrir, ses chevilles étaient peut-être enchaînées elles aussi. Son ventre le brûlait. Il essaya d’apposer sa main dessus pour se calmer mais il ne pouvait pas bouger. Comme il insistait, les fers frottaient plus fort sur sa peau nue. Il ressentait leurs morsures avides dans sa chair sans défense. L’odeur du sang vint s’ajouter à la puanteur de la cellule et s’infiltra de force dans ses narines.

Il ne pouvait plus se retenir ; avec des contorsions de damné, il cracha un filet de bile sur son torse. Le liquide âcre s’échappait à travers son gosier et brûlait tout l’intérieur de son corps desséché. Il fut incapable d’empêcher ces relents spasmodiques qui, ajoutés au froid glacial de la pièce, le firent tressaillir comme un homme en état de transe. Il avait soif, et il mourrait de faim...

 

Cette journée était exceptionnellement chaude pour un début de printemps, et la brise légère soulageait enfin les visages en sueur des ouvriers terrassés par le soleil zénithal. Assis à califourchon sur une grosse pierre calcaire, Traverse écoutait pensivement les échos lointains que lui apportaient le Ponant. Dans son sillage, le vent marin laissait s’échapper le roulement des vagues, le rire criard des mouettes et les meuglements des marins en escale, avant de s’enfuir loin au Nord, dans les collines sauvages où pâturaient paisiblement d’immenses troupeaux de Bouliers.

Traverse appréciait la caresse du vent sur sa peau. Il pouvait presque comprendre la mélopée ancestrale que le Ponant lui murmurait, s’immerger dans une harmonie fugace qui allait et venait dans sa tête au rythme des courants qu’il charriait. Ce vent n’était pas creux, il pouvait clairement le sentir. Alors, il se concentra pour relâcher ses muscles crispés, se laissa imprégner par les tourbillons légers de Ponant et tendit son esprit vers lui.

Est-ce que tu m’entends ? demanda timidement Traverse.

Il avait déjà vécu cette expérience d’osmose avec différents vents. Mais les tentatives de communication de Traverse n’avaient jamais abouties. Peut-être s’y prenait-il de la mauvaise manière. Où alors Ponant n’était une fois de plus qu’une conscience sans réflexion qui se bornait à lui labourer les tympans de notes sans logique apparente.

Je me nomme Traverse. J’arrive à sentir ta présence. Comme à l’accoutumée, aucune réponse ne lui parvint. Ponant, es-tu capable de me comprendre ?

Un frémissement ! C’était presque imperceptible !

C’était l’occasion qu’attendait Traverse. Ce frémissement était une fenêtre ouverte sur ce monde inconnu qu’il cotoyait sans jamais en franchir la frontière. Traverse s’y agrippa et renouvela ses efforts. Il laissa son esprit se séparer de son corps pour se  projeter le plus loin possible au Cœur du souffle délicat de Ponant. La mélodie l’envoûtait et le distrayait dans sa tâche. Elle était nettement plus audible à présent. Le même thème ressurgi du fond des âges se répercutait dans son crâne en une infinité de subtiles variations. Traverse se sentait flotter, porté par le vent comme une feuille sèche. Son esprit était assiégé de tous côtés par de facétieux courants qui cherchaient à l’éloigner du Cœur. Comme un naufragé cramponné à sa bouée se fait assaillir par les vagues, Traverse était submergé.

Ponant ! hurla Traverse. Ponant, Ponant, laisse moi te toucher ! Ponant ! Ponant ! Ponant ! Ponant ! Il s’accrocha à ce nom et le répéta inlassablement.

Les courants cessèrent soudain de le harceler, et il eut l’impression que Ponant réagissait à chaque évocation de son nom. Le vent émettait... des pulsations. Tout se contractait et se dilatait autour de Traverse, et son esprit à la dérive plongeait inexorablement vers le Cœur du souffle.

La pression commençait à peser sur ses tympans et, en formulant cette pensée, Traverse réalisa soudain qu’il ne contrôlait plus son corps. Son pouls s’accéléra brusquement. Pour la première fois, il se rendit compte qu’il était terrorisé. Il tenta de canaliser au maximum sa respiration haletante, mais la nervosité l’empêchait de se concentrer. Paniqué, il se rua en avant, sans réfléchir, comme l’aurait fait un animal pris au piège. L’harmonie sonore qui entourait Traverse était devenue une véritable cacophonie ; en se rapprochant du Cœur, chaque mélodie avait gagné en puissance,  tant et si bien qu’elles n’avaient plus suffisamment d’espace pour s’accorder, et se chevauchaient de manière assourdissante.

Ne me fais pas de mal, par pitié ! Laisse moi m’en aller. Ne me fais pas de mal. Pitié ! Je m’excuse de t’avoir importuné. Pardonne moi !

A ce moment là, Traverse éprouva une terrible sensation de déchirement au niveau de l’occiput. Des tâches noires dansèrent devant ses yeux quelques secondes avant que sa vision ne se brouille totalement. Les sons se firent lointains et étouffés, comme si sa tête avait été plongée sous l’eau. Les pulsations de Ponant le forçaient à avancer aveuglément, mais le lien qui maintenait l’esprit de Traverse à son corps était aussi tendu qu’une amarre et menacait de se rompre à tout instant. La douleur devenait insoutenable, tout l’arrière de son crâne semblait se faire aspirer. Et, imperturbable, Ponant continuait à presser son esprit vers le Cœur du souffle. Le lien s’effilochait de plus en plus. Traverse, encore désorienté par le choc, avait du mal à conserver sa lucidité. Mais une chose était sûre : il ne s’en sortirait pas vivant.

Durant une projection de conscience, perdre le lien avec son enveloppe corporelle est généralement synonyme de mort. Sans fil d’Ariane pour le guider, le voyageur spirituel se retrouve dépourvu de points de repères, en apnée, dans un univers labyrinthique et souvent hostile. Ce n’est alors qu’une question de minutes avant que l’étincelle de son âme ne s’éteigne, sans laisser de traces ni de souvenirs.

Traverse imaginait un membre amputé qui ne serait tenu à son corps que par un lambeau de peau, et qui refuserait obstinément de s’en détacher. Quel soulagement cela devait être de voir capituler le morceau de tissu rétif, et d’entendre le membre s’écraser au sol dans un bruit sourd ! Quand une catatrophe est inéluctable, ne vaut il pas mieux s’y résigner avec flegme ? Pourquoi se tourmenter sur ses choix passés, prolonger la torture par une résistance acharnée, aussi futile que dérisoire ? L’espoir ? Absurde ! Accepter les conséquences de ses erreurs c’est être en phase avec notre conscience, et même si cette vérité peut conduire à la mort, ma foi, cela ne pose pas de problème.

Le lien finit par se briser. Une terrible impression de vide s’empara de Traverse. Son cerveau semblait se noyer dans son propre sang. Ses pensées lui paraissaient poisseuses, lourdes, imbibées d’une nébuleuse collante. Il n’était plus qu’un esprit qui naviguait dans les limbes, au sein du souffle éthéré de Ponant.

Sa tête allait exploser ! Ponant ! Ponant ! Ponant ! Ce nom lui martelait les tempes. Il ne percevait rien d’autre que ce battement perpetuel.

Traverse…

L’annihilation de ses sens le paralysait. Il ne voyait plus, n’entendait plus, n’éprouvait aucune sensation. C’était ça, perdre le lien... Traverse sombrait doucement dans une torpeure apaisante. Perdre conscience maintenant lui serait fatal. Pour rester éveillé, il s’appliqua à résoudre des opérations de calcul mental. « Moi qui déteste ça ! » songea-t-il en riant intérieurement. Tiens, c’était intéressant : ses émotions étaient intactes. Cette simple idée déclencha chez lui une folle envie de rire. Comme c’était frustrant !

Traverse…

Cette-fois, il entendit la voix, sans « l’entendre » réellement malgré tout. C’est la voix qui venait s’imposer directement au plus profond de son être. Impossible cependant d’en définir le timbre : elle aurait pu appartenir à un vieillard à l’agonie comme être celle d’une jeune fille rose et fluette. C’était très déroutant.

L’engourdissement cérébral de Traverse venait de disparaître. Il se sentait délicieusement à son aise. L’air était chaud et humide, d’une moiteur sensuelle. « Ce n’est pas exactement ça... » comprit rapidement Traverse. Quelque chose ordonnait à son esprit de transmettre une impression de chaleur, et celui-ci piochait sans ménagement dans les souvenirs de Traverse pour lui restituer la sensation. Mais cette sensation n’était pas ressentie, seulement intellectualisée.

Il ne faisait plus aucun doute qu’il était arrivé au Cœur du souffle ; donc l’être qui lui parlait ne pouvait être que… 

Traverse… Je ne te veux aucun mal, Traverse. Ce qui vient de t’arriver n’était pas prévu. Tu m’as appelé, et j’ai cru sentir en toi… Alors je t’ai guidé jusqu’à moi. Mais j’ai commis une erreur, tu n’es pas celui que j’attendais. Tu aurais pu mourir, mon garçon.

Traverse désirait ardemment lui répondre, mais il était incapable de prononcer le moindre mot. Il tenta de se parler intérieurement, comme le faisait Ponant en ce moment même.

Il est encore trop tôt pour vouloir communiquer avec moi Traverse, tu dois apprendre à voir. Tu dois maîtriser tes pulsions humaines. Votre instinct de survie vous empêche de quitter votre condition de mortel. Tu dois apprendre à t’en défaire. Tu dois apprendre la patience, Traverse. La patience, et bien d’autres choses encore… C’est déjà miraculeux que tu sois arrivé jusqu’ici indemne.

Ponant était un vent ancien, infiniment plus ancien que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Traverse était écrasé par le poids de ses paroles millénaires.

Apprends, Traverse. Apprends vite ! Peut-être ne me suis-je pas trompé finalement… Au revoir, mon garçon. Quand tu te sentiras prêt, tu  reviendras me voir.  

Une violente explosion de lumière jaillit du Cœur et engloba la conscience de Traverse. La déflagration compressa littéralement son esprit, puis l’éjecta du souffle avec force.

Traverse aperçut son corps juste une seconde avant de le percuter de plein fouet, son corps toujours droit et immobile, assis sur son rocher ensoleillé, son cher corps qu’il pensait ne jamais retrouver. La collision fut rude et douloureuse, mais peu importait. Il garda les yeux fermés pendant plusieurs minutes, pour ne pas être submergé par le torrent de sensations qui se déversait sauvagement en lui.

Ensuite, machinalement, ses mains caressèrent son crâne et tatèrent son torse lisse et pâle. Le travail de ce matin commencait à lui peser sur les cuisses. Il aurait des courbatures. Avec des gestes mesurés, il se leva de son rocher et s’étira.

Les souvenirs qu’il conservait de sa projection de conscience étaient flous, et Traverse les sentait s’échapper de sa mémoire comme des résidus de mauvais rêves se dissiperaient au réveil. Il n’en revenait pas d’avoir réussi. En temps normal, il se serait félicité de s’en être sorti à si bon compte, mais au fond de lui, une écharde le taraudait : impossible de se départir de son malaise. Traverse se trouvait dans le désagréable état de médiocrité de celui qui s’est vu confier une tâche importante, et qui ne se souvient plus du but de sa mission. Il essaya de se rappeler les paroles exactes que Ponant avait proférées…

Comment suis-je censé faire, Ponant ? Où pourrais-je trouver quelqu’un capable de m’apprendre… je ne sais quoi !

Des courants d’air virevoltaient gaiement autour de Traverse, moqueurs et insaisissables. Ils dessinaient d’invisibles sourires dans le ciel azur.

« Et puis pourquoi ? Quelque chose m’y oblige ?

- Ben qu’est ce qui te prends ? »

Traverse sursauta et se retourna vivement. Devant lui se tenait Paterne, bien campé sur ses jambes robustes. Paterne était taillé dans un roc et bien qu’ils aient tous les deux le même âge, il dominait Traverse d’une bonne tête. Les replis de son visage tanné par le soleil et le vent marin dissimulaient deux yeux d’un vert d’algue. « Je ne t’avais pas vu, argua Traverse. Depuis combien de temps es-tu ici ?

- J’viens d’arriver, j’suis allé à la ville basse, répondit Paterne avec un sourire malicieux qui laissait entrevoir ses chicots noirâtres.

- Mais c’est interdit pendant la pause ! Si le contremaître apprend ça tu risque une sévère punition.

- Le Croûton ne l’saura pas. » Un éclair soupçonneux brilla un instant dans le regard endormi de Paterne. « C’est pas toi qu’irais lui dire ? »

Traverse émit un rire léger. « Pourquoi le ferais-je ? Il me reprocherait de ne pas t’en avoir empêché et nous sanctionnerais tous les deux.

- Tu apprends vite, la Méduse. » ricana Paterne.

Ce surnom méprisant lui avait été attribué dès le deuxième jour par Riwald, le contremaître du chantier. Très vite, tous les ouvriers ont appelé Traverse ainsi. Son corps flasque et sa peau diaphane n’y étaient pas étrangers. Mais c’était surtout l’exceptionnelle forme oblongue de son os pariétal qui lui valait le rapprochement avec ce mollusque. Même pour les Derj, connus pour leur protubérance crânienne, la tête de Traverse était remarquable.

Pourtant, les anciennes croyances Derjs apprenaient aux jeunes mâles que le courage et l’honneur des guerriers étaient logés dans cette saillie. Si le crâne du nourisson était imposant, sa destinée serait grandiose. Mais depuis les fulgurantes conquêtes du peuple Derj, bien peu de gens se sont transmis la sagesse des anciennes croyances.

« …portion ?

- Hmm ? répondit distraitement Traverse.

- Ta bouffe ! Tu vas la finir ou pas ? »

Paterne pointait du doigt l’écuelle en terre cuite près du gros rocher calcaire. Le repas de Traverse était presque intact. Quelques navets et un gros morceau de lard gras nageaient dans un bouillon clair. Au bord de l’écuelle reposait une généreuse tranche de pain gris tout juste entamée. Traverse jugea le tout d’un regard las.

« Non. Tu peux tout prendre si tu le désires », annonça-t-il.

Paterne n’attendit pas que Traverse change d’avis et se précipita sur l’écuelle avec un rire de gloutonnerie.

« C’est tous les jours comme ça ? » demanda Traverse.

Paterne leva les yeux de sa pitance, et d’un ton impatient articula : « De quoi ?

- Au sujet de la qualité des repas. Nous ne sommes pas dans une période de disette, alors pourquoi devons nous nous contenter de pain et de navets ?

- Où tu te crois p’tit gars ? ». Paterne avala sa bouchée dans un grand bruit de déglutition. Il détestait faire la conversation pendant qu’il mangeait. Les nouveaux mettaient toujours du temps à comprendre le plaisir qu’il y avait à savourer un repas chaud en silence. « On n’est plus chez ton régent ici ! Va falloir que tu t’mettes ça dans la caboche. Tu manges ce qu’on te donne à manger et tu la fermes. »

Traverse laissa échapper un long soupir. « Pourtant, c’est idiot. Avec une alimentation plus riche, les ouvriers auraient plus de vigueur pour accomplir leur travail de l’après-midi.

- Va dire ça au Croûton mon gars. » En poussant un gloussement d’ivrogne, Paterne reporta son attention sur l’écuelle et entreprit de broyer les tubercules avec la croûte de son pain. Il serrait le morceau de lard entre ses dents et le machouillait pour le ramollir.

Voila qui coupait court au débat. Evidemment que Riwald lui rirait au nez si il s’avisait de demander des repas de meilleure qualité. Mais il n’empêche que c’était idiot… Son tuteur lui avait toujours dit que les repas légers accroissaient la vivacité d’esprit, mais que les repas consistants étaient nécessaires pour pouvoir rester concentré plusieurs heures. Le secret résidait dans un délicat équilibre entre les deux. Et la bouillie infâme que s’apprétait à engloutir Paterne ne pouvait décemment pas être qualifiée d’équilibrée. En quoi était-ce différent pour eux ? La ville pouvait bien fournir des repas corrects à ses ouvriers tout de même... Avec les récentes découvertes sur le chantier du Pic, ce serait un comble si les caisses étaient vides !

Traverse se rappela du train de vie qu’il menait dans l’hôtel particulier du tuteur qui l’instruisait. Son quotidien était certes plus aisé, mais la somme de travail qu’il accomplissait était incomparablement plus élevée avec ce qu’on lui demandait de faire sur ce chantier. Pourtant, le premier jour, Traverse avait été surpris de ne pas arriver à suivre le rythme des autres ouvriers. Il avait passé une bonne partie de la nuit à y repenser.

Chez son régent, il alternait les périodes de travail physique, de travail manuel, d’instruction et de méditation depuis l’aurore jusque tard dans la nuit, seulement interrompues par les corvées jounalières. La division des heures respectait l’horloge biologique des Derjs afin que chaque tâche soit effectuée au moment le plus propice de la journée.

Ici, la répartition des efforts était chaotique. Il était parfois obligé de rester plus d’une heure sans bouger sous un soleil cruel, à attendre qu’un sapeur finisse de placer ses charges, pour ensuite devoir déblayer comme un forçat la tranchée qui venait d’être bouchée par l’explosion. Lui et les autres ouvriers se retrouvaient condamnés à supporter ces conditions de travail, sans que leurs dirigeants ne se doutent du potentiel qu’ils perdaient. Ce gaspillage d’énergie s’opposait à tous les principes d’éducation de Traverse. C’était un système absurde, complètement absurde…

 « Hé ! » cria Paterne sans se retourner. Il marchait en direction du chantier d’un pas serein, repu par son deuxième repas. Le soleil de midi éblouissait Traverse, qui ne distinguait de Paterne que sa carrure massive.

A cet instant, Paterne ne ressemblait plus à un manutentionnaire vaniteux et sans une once d’instruction. Il ne paraissait plus être celui qui d’ordinaire tirait de la fierté à rabrouer les nouveaux pour se prouver son ancienneté, et se vantait de s’échapper pendant la pause de midi, pour dépenser sa paye chez les femmes mûres de la basse-ville. Non, sa silhouette découpée sur la crète, Paterne rappelait ces gravures de barbares gonflés d’honneur et de sagesse, ces anciens nomades Derj, qui jadis levèrent les étendards de guerre et s’emparèrent de toute la contrée. Paterne, comme tous les occupants de la région, était aussi né du sang de ces ancêtres. Lui et Traverse partageaient la mémoire des valeureux conquérants tombés pour une terre qui serait plus tard baptisée Derjianne, en hommage à leur courage. « Allez amènes-toi la Méduse, c’est bientôt l’heure de la reprise.»

Traverse ramassa rapidement son écuelle et, porté par le vent marin, courut rejoindre le grand Paterne, l’ouvrier aux chicots, le fils du peuple Derj.

 

*

 

« Est-ce que c’est ici ?

- Oui, seigneur intendant, répondit le garde d’une voix pâteuse.

-  Bien. Dépêchez-vous de m’ouvrir », aboya l’intendant. Il désigna d’un doigt impatient la porte massive qui était devant eux. « Et présentez mieux si vous ne tenez pas à le rejoindre !

- A vos ordres. » Le garde décontenancé esquissa un semblant de salut avant de faire cliqueter de la main le trousseau qui battait son flanc.

L’intendant gardait les yeux fermés, les mains jointes et le maintien impassible d’un éphèbe ; sa fonction lui imposait ces détestables visites. Tandis qu’il s’efforçait de contenir son irritation, il discernait avec une acuité redoublée le moindre bruit venu meubler le silence qui régnait dans le couloir sombre et humide.

Le léger crépitement des torches résineuses lui parvenait aux oreilles. Il sentait également le souffle chaud et irrégulier du garde en sueur, absorbé par les clés qui défilaient sous ses yeux vitreux. De l’eau suintait du plafond, et chaque gouttelette éclatait contre la pierre. Plic...ploc... c’était exaspérant ! Au loin, la terre grondait sourdement. Ainsi, l’escouade de démolition s’était remise au travail. Parfait ! Dès qu’il en aurait fini avec le prisonnier, il irait voir l’avancement des travaux.

Quand la sentinelle laissa échapper un « Ha ! » de soulagement, l’intendant retint sa respiration et serra les mâchoires. La lourde clé commença à forcer la rouille de la serrure, ce qui produisit un insupportable crissement métallique. Le supplice se prolongea encore pendant une dizaine de secondes, puis plaintivement, la porte en bois de la cellule coulissa avec lenteur sur ses gonds.

 

 



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