PROLOGUE
Llimak ss’un ist Okhmon kl’kiklst…
Le
brouillard s’était épaissi depuis ce matin. Ainsi masqués, les arbres noueux de
la forêt voisine semblaient se tordre de douleur. Au creux de leur tronc, un
jeu d’ombre faisait apparaître des rictus haineux. Leurs branches nues étaient
autant de griffes prêtes à happer quiconque serait assez fou pour oser s’aventurer
au-delà des mégalithes dressés à la lisière comme des sentinelles. De longues
et inquiétantes volutes de fumée noire s’échappaient du bois, et ça et là,
d’étranges lumières blafardes renforcaient l’apparence sinistre des arbres.
Aucun chant d’oiseau ne venait interrompre le sifflement monotone du vent
glacial. Les animaux ne donnaient pas le moindre signe de vie. Toute la forêt avait
sombré dans l’immobilisme, et paraissait attendre une saison plus clémente.
Ss’ grzum ert grzum ert do’lal…
Tout
à coup, un éclat de voix rauque transperça le silence. Un rire cristallin lui
répondit aussitôt. Deux jeunes gens marchaient main dans la main le long des
mégalithes, avec toute l’aveugle vanité que leur conférait leur jeunesse. Ils
étaient chaudement vêtus, emmitouflés dans plusieurs couches de cuirs et de
fourrures, ce qui leur donnait un aspect sauvage. Une cascade de cheveux blonds
coulait sur leurs épaules. De lourdes capes de toile trainaient la neige
derrière eux sans les ralentir. Leurs bottes renforcées de râble de lièvre avalaient
la distance et faisaient crisser une fine couche de givre sous leurs pas.
« Regarde
celle-ci Jaina, dit l’un en désignant une rune gravée sur un grand menhir, tu
arrives à la déchiffrer ?
-
Non, répondit Jaina après avoir examiné la rune. Je te l’avais dis Eridin, je
ne maîtrise que les rudiments de l’ancien langage. »
Eridin
chassa une mèche de cheveux que le vent avait poussé sur son visage. Il posa
une main bienveillante sur l’épaule de Jaina. « Ce n’est pas grave. Viens,
on va regarder sur les autres pierres. C’est bien le diable si tu n’en
reconnais aucune.
-
Comme tu veux, soupira Jaina. Mais je ne te promets rien. » Elle resserra
sa cape autour d’elle. « On dirait des… avertissements, destinés à ceux
qui voudraient s’enfoncer dans la forêt. C’est peut-être dangereux.
-
Que veux-tu qu’il nous arrive ? » déclama Eridin. Il dépassa le
menhir en une enjambée et s’enfonça dans un demi-pied de neige vierge.
Triomphalement, il écarta les bras. « Tu vois bien ! »
Okhmon illandrea ii ayundril cun…
« Qu’est
ce que tu as dis, Jaina ?
-
Moi ? Rien, pourquoi ? »
Eridin
se rapprocha d’elle. Le vent avait soudainement gonflé et couvrait ses paroles.
« Il m’avait semblé t’entendre me…
Une
violente bourrasque l’interrompit. Dans un vacarme démentiel, des rafales de
neige fouettèrent le jeune couple. C’était une véritable tempête qui se
préparait. La visiblité déjà réduite par le brouillard devenait catastrophique.
« Il
faut retourner au village ! » beugla Jaina.
Eridin
et Jaina se mirent à courir de toutes leurs forces. Ils devaient lutter contre
le vent contraire, et a plusieurs reprises, ils s’enfoncèrent jusqu’au genou
dans la neige molle. Leurs habits les protègaient en partie du froid, mais en
contrepartie ils les ralentissaient considérablement. Avec la neige qui s’amoncelait,
le couple se retrouva vite hors d’haleine.
Jaina
avait de plus en plus de mal à soutenir la cadence de son compagnon. « Je
dois reprendre mon souffle !
-
Pas ici, hurla Eridin. Tiens encore un peu !
-
Je n’en peux plus », implora Jaina. Comme pour appuyer ses propos, elle se
laissa tomber sur ses genoux.
« On
s’arrêtera au cromlech que l’on a vu tout à l’heure. On y sera plus à l’abri. »
Avec un grognement guttural, Eridin saisit Jaina sous les bras et la remit sur
ses pieds. « Si on reste ici, on risque d’y passer ! »
Jaina
acquiesca d’un signe de tête. Le vent avait encore forci, et il était désormais
impossible de courir. Les rafales impromptues leur cinglaient le visage. La
neige se nichait dans leurs cheveux et s’infiltrait sous leurs fourrures. En
tremblant, le couple se remit en marche. Ils se tenaient les épaules, et se
couvraient mutuellement avec leurs capes détrempées.
Le
périple leur sembla interminable. Puis, enfin Jaina aperçut les premières
pierres qui formaient le cromlech. Leurs jambes se dérobaient sous eux, ils ne
sentaient plus leurs doigts ni leurs oreilles, et ils avaient renoncé à essayer
de se parler. Mais une volonté commune animait les deux jeunes gens, qui
implicitement, s’étaient persuadés qu’une fois le cercle de pierres atteints,
plus rien ne pourrait leur arriver.
Avec
une ardeur renouvellée, ils rallièrent le lieu sacré en un rien de temps. Ils
parvinrent à franchir l’entrée du cercle de pierre au moment précis où un long
hurlement plaintif déchirait l’atmosphère. Avec précipitation, Eredin se plaqua
contre le rocher le plus proche, et il fut rapidement imité par Jaina qui vint
se blottir contre le corps de son compagnon. Ils restèrent ainsi sans bouger
pendant plusieurs minutes. Tous deux gardaient les paupières closes.
A
l’intérieur du mégalithe, la tempête était davantage supportable. Jaina rouvrit
timidement les yeux. Eredin paraissait tellement détendu… on aurait dit qu’il
dormait. « Qu’est ce que c’était, à ton avis ? »
-
Surement un loup, répondit Eredin au bout d’un moment. C’est probablement toute
une meute. En hiver, le gibier se fait plus rare et ils se regroupent pour
chasser.
-
Tu penses qu’ils viendraient jusqu’ici ? » Jaina avait voulu
prononcer ces mots sur un ton détaché, mais elle n’avait pas pu empêcher sa
voix de tressauter.
Eredin
se maudit intérieurement d’avoir parlé des loups. Il la savait courageuse, mais
la phobie de ces carnivores la poursuivait depuis son enfance. « Nous ne
sommes pas de la bonne viande pour eux, plaisanta-t-il ; beaucoup trop
filandreuse. » Il réussit à arracher un petit sourire aux lèvres gercées
de Jaina. Ses yeux humides délivraient néanmoins clairement leur message :
il faudrait plus que des paroles pour la rassurer. Pour la première fois,
Eredin remarqua les tumulus devant eux. Ils étaient quatre ; trois de
taille modeste encerclaient le dernier, beaucoup plus imposant. Celui-ci était
le seul à disposer d’une entrée. « Regarde, fit Eredin, on va pouvoir
s’abriter. »
Jaina
objecta catégoriquement, sous prétexte qu’elle ne voulait pas profaner un
tombeau. Il tenta de la convaincre. La tempête ne se calmerait pas avant des
heures, et il serait plus raisonnable de passer la nuit ici plutôt que d’être
surpris sur le chemin. Eredin ajouta même que la meute ne les attaquerait pas à
l’intérieur, mais elle persistait dans son refus. Comme il insistait, Jaina
s’éloigna de quelques pas. Soudain, elle perdit l’équilibre puis s’étala de
tout son long sur l’épais tapis de neige. « Ca va ? demanda Eredin.
-
Oui, je me suis simplement pris le pied dans un bout de bois. » En se
relevant, le visage de Jaina devint aussi blême que les mottes de neige qui se
cramponnaient encore à ses fourrures. A ses pieds gisait le squelette d’un
grand cerf, encore coiffé de ses andouillers.
Okh saad mon… Djz’ ibn jhr saad Okhmon zh’ar !
La
chambre funéraire était plongée dans l’obscurité. Une couche de poussière
s’accumulait depuis des siècles sur le sol pierreux. A certains endroits, elle
atteignait la largeur d’une paume. L’air empestait le renfermé. Des moisissures
proliféraient partout et dégageaient une odeur pestilentielle.
Okhmon
tournait rageusement dans la pièce exiguë. Tout près de lui, les lamentations
de ses homologues le harcelaient. Ils étaient prisonniers de ces stupides
monticules de pierres, tout comme lui. Les cloportes qui avaient osé les
enfermer ici s’étaient offerts le luxe de prendre toutes les précautions
nécessaires.
Gorz nrok ar simnduluk barg ur…
Il
avait prononcé un nombre incommensurable d’incantations, répétés inlassablement
les mêmes mots sacrés, dans toutes les langues qu’il connaissait. Après maintes
tentatives, Okhmon était parvenu à briser la rune gardienne du tumulus. Il
s’était cru libre, enfin ! C’était sans compter sur la folle prudence de
ces misérables ! Craignaient-ils à ce point son courroux pour avoir érigé
une deuxième barrière autour de leurs geôles ? Okhmon ne pouvait pas leur
donner tort. Il était nourri à la haine, et attendait avec impatience le moment
où il parviendrait à défaire les runes qui le maintenaient enfermé dans le
cromlech. Et ce jour-là, qu’ils courent se terrer derrière leurs minables
protections ! Tous ! Car il sera sans pitié envers ses bourreaux, leurs
descendants, leurs sympathisants et tous ceux qui oseront se dresser contre
lui ! Et sa soif de carnage ne s’arrêtera qu’à la mort du dernier d’entre
eux !
Okhmon
détecta une présence. Il interrompit sa litanie incessante et se terra dans
l’ombre, près du coin menant à la sortie. C’était les deux bipèdes qu’il avait
aperçus tout à l’heure. Comme ils semblaient apétissants ! Okhmon se
retint d’agir trop hativement. Les voir ainsi, innocents, si fragiles, était
délectable.
C’était
la première fois qu’il en voyait des comme ça. Ils étaient beaucoup plus petits
que ceux qui l’avaient enfermés. Okhmon se souvint que les bipèdes avaient un
cycle de vie infime, et une conception du temps dénuée de sens pour des entités
comme lui. Leurs civilisations naissaient et mourraient si rapidement… Les
graveurs de runes s’étaient probablement éteints depuis longtemps. Alors,
comment était le monde maintenant ? Peuplé de ces petites créatures ?
C’était follement excitant.
Okhmon
se jetta sur eux. Leurs cris d’épouvante le mettait en appétit. Il y avait si
longtemps qu’il n’avait plus gouté à des consciences intelligentes. Tandis
qu’il drainait leur âme, Okhmon savourait son exquise fortune.
Les
corps étaient déjà froids, mais Okhmon continuait à traquer en eux le moindre
fragment d’inconscient. Une brusque déflagration l’interrompit. Loin à l’Est,
une dizaine d’homologues venaient d’être libérés, et ils hurlaient leur joie à
qui voulait l’entendre. Okhmon se joignit à la liesse générale et poussa un
féroce hululement suraigu. Décidément, les bonnes nouvelles n’arrivaient jamais
seules !
Voila
qui annonçait un avenir radieux ! L’ère semblait être aux grands
boulversements, et ce n’était pas pour lui déplaire. Okhmon adorait le
changement…
CHAPITRE I
TRAVERSE
Sur les terres de Derjianne, l’exécution publique des condamnés à mort
est une tradition aussi ancienne que la fondation de la capitale, Breondua.
C’est aussi pour la plupart des Derjs un spectacle divertissant. Parfois, on
trouve parmi le lot des malheureux un prisonnier Sionniste, un occupant des
péninsules de Sion, au-delà de la frontière ouest de la province de Derjianne.
Les Sionnistes se méfient des Derjs comme de la fièvre d’Emeraude, et régulièrement,
une guerre d’épuration est déclarée entre les deux régions.
Cependant, la justice Derje laisse à tous les condamnés une dernière
chance de survivre, en leur demandant de renier leur patrie et de s’engager à
vie dans la Légion. Si
ceux-ci acceptent, ils seront graciés. La plupart des condamnés choisissent
cette option, mais inexpliquablement, les Sionnistes qui refusèrent cette
chance se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main. Ce comportement
explique la présence d’une foule massive lors de chaque exécution de Sionniste,
car les gens savent qu’ils ne seront pas déçus du spectacle.
En guise de pénitence, les Sionnistes sont placés en isolement un mois
avant l’exécution. Des rumeurs circulent sur les mauvais traitements et les
privations qu’ils y subiraient ; cela est totalement opposé à la tradition
de Derjianne qui veut qu’un homme ne soit pas jugé plus durement que par une
mort sans haine et sans cruauté.
En vérité, les autorités de Derj ont reconnu officieusement que cette mesure
était surtout préventive, car certains ragots leur prêteraient des accointances
avec les forces occultes. Bien que cela ne se soit que très rarement vérifié,
elles ont estimé qu’il était beaucoup plus prudent d’exécuter un Sionniste
quand celui-ci est singulièrement affaibli.
*
« J’ai
soif... », murmura le prisonnier.
Depuis
combien de temps était-il ici ? Ses poignets le faisaient souffrir, ses
chevilles étaient peut-être enchaînées elles aussi. Son ventre le brûlait. Il
essaya d’apposer sa main dessus pour se calmer mais il ne pouvait pas bouger.
Comme il insistait, les fers frottaient plus fort sur sa peau nue. Il
ressentait leurs morsures avides dans sa chair sans défense. L’odeur du sang
vint s’ajouter à la puanteur de la cellule et s’infiltra de force dans ses
narines.
Il
ne pouvait plus se retenir ; avec des contorsions de damné, il cracha un
filet de bile sur son torse. Le liquide âcre s’échappait à travers son gosier
et brûlait tout l’intérieur de son corps desséché. Il fut incapable d’empêcher
ces relents spasmodiques qui, ajoutés au froid glacial de la pièce, le firent
tressaillir comme un homme en état de transe. Il avait soif, et il mourrait de
faim...
Cette
journée était exceptionnellement chaude pour un début de printemps, et la brise
légère soulageait enfin les visages en sueur des ouvriers terrassés par le
soleil zénithal. Assis à califourchon sur une grosse pierre calcaire, Traverse
écoutait pensivement les échos lointains que lui apportaient le Ponant. Dans
son sillage, le vent marin laissait s’échapper le roulement des vagues, le rire
criard des mouettes et les meuglements des marins en escale, avant de s’enfuir
loin au Nord, dans les collines sauvages où pâturaient paisiblement d’immenses
troupeaux de Bouliers.
Traverse
appréciait la caresse du vent sur sa peau. Il pouvait presque comprendre la
mélopée ancestrale que le Ponant lui murmurait, s’immerger dans une harmonie
fugace qui allait et venait dans sa tête au rythme des courants qu’il
charriait. Ce vent n’était pas creux, il pouvait clairement le sentir. Alors,
il se concentra pour relâcher ses muscles crispés, se laissa imprégner par les
tourbillons légers de Ponant et tendit son esprit vers lui.
Est-ce que tu m’entends ? demanda timidement
Traverse.
Il
avait déjà vécu cette expérience d’osmose avec différents vents. Mais les
tentatives de communication de Traverse n’avaient jamais abouties. Peut-être
s’y prenait-il de la mauvaise manière. Où alors Ponant n’était une fois de plus
qu’une conscience sans réflexion qui se bornait à lui labourer les tympans de notes
sans logique apparente.
Je me nomme Traverse. J’arrive à sentir ta présence. Comme à l’accoutumée, aucune réponse ne lui parvint. Ponant, es-tu
capable de me comprendre ?
Un
frémissement ! C’était presque imperceptible !
C’était
l’occasion qu’attendait Traverse. Ce frémissement était une fenêtre ouverte sur
ce monde inconnu qu’il cotoyait sans jamais en franchir la frontière. Traverse s’y
agrippa et renouvela ses efforts. Il laissa son esprit se séparer de son corps
pour se projeter le plus loin possible au Cœur du souffle délicat de Ponant.
La mélodie l’envoûtait et le distrayait dans sa tâche. Elle était nettement
plus audible à présent. Le même thème ressurgi du fond des âges se répercutait
dans son crâne en une infinité de subtiles variations. Traverse se sentait
flotter, porté par le vent comme une feuille sèche. Son esprit était assiégé de
tous côtés par de facétieux courants qui cherchaient à l’éloigner du Cœur.
Comme un naufragé cramponné à sa bouée se fait assaillir par les vagues,
Traverse était submergé.
Ponant ! hurla Traverse. Ponant,
Ponant, laisse moi te toucher ! Ponant ! Ponant ! Ponant !
Ponant ! Il s’accrocha à ce nom et le répéta inlassablement.
Les
courants cessèrent soudain de le harceler, et il eut l’impression que Ponant
réagissait à chaque évocation de son nom. Le vent émettait... des pulsations.
Tout se contractait et se dilatait autour de Traverse, et son esprit à la
dérive plongeait inexorablement vers le Cœur du souffle.
La
pression commençait à peser sur ses tympans et, en formulant cette pensée,
Traverse réalisa soudain qu’il ne contrôlait plus son corps. Son pouls
s’accéléra brusquement. Pour la première fois, il se rendit compte qu’il était
terrorisé. Il tenta de canaliser au maximum sa respiration haletante, mais la
nervosité l’empêchait de se concentrer. Paniqué, il se rua en avant, sans
réfléchir, comme l’aurait fait un animal pris au piège. L’harmonie sonore qui
entourait Traverse était devenue une véritable cacophonie ; en se rapprochant
du Cœur, chaque mélodie avait gagné en puissance, tant et si bien qu’elles
n’avaient plus suffisamment d’espace pour s’accorder, et se chevauchaient de
manière assourdissante.
Ne me fais pas de mal, par pitié ! Laisse
moi m’en aller. Ne me fais pas de mal. Pitié ! Je m’excuse de t’avoir
importuné. Pardonne moi !
A
ce moment là, Traverse éprouva une terrible sensation de déchirement au niveau
de l’occiput. Des tâches noires dansèrent devant ses yeux quelques secondes
avant que sa vision ne se brouille totalement. Les sons se firent lointains et
étouffés, comme si sa tête avait été plongée sous l’eau. Les pulsations de
Ponant le forçaient à avancer aveuglément, mais le lien qui maintenait l’esprit
de Traverse à son corps était aussi tendu qu’une amarre et menacait de se
rompre à tout instant. La douleur devenait insoutenable, tout l’arrière de son
crâne semblait se faire aspirer. Et, imperturbable, Ponant continuait à presser
son esprit vers le Cœur du souffle. Le lien s’effilochait de plus en plus. Traverse,
encore désorienté par le choc, avait du mal à conserver sa lucidité. Mais une chose
était sûre : il ne s’en sortirait pas vivant.
Durant
une projection de conscience, perdre le lien avec son enveloppe corporelle est
généralement synonyme de mort. Sans fil d’Ariane pour le guider, le voyageur
spirituel se retrouve dépourvu de points de repères, en apnée, dans un univers labyrinthique
et souvent hostile. Ce n’est alors qu’une question de minutes avant que
l’étincelle de son âme ne s’éteigne, sans laisser de traces ni de souvenirs.
Traverse
imaginait un membre amputé qui ne serait tenu à son corps que par un lambeau de
peau, et qui refuserait obstinément de s’en détacher. Quel soulagement cela
devait être de voir capituler le morceau de tissu rétif, et d’entendre le
membre s’écraser au sol dans un bruit sourd ! Quand une catatrophe est
inéluctable, ne vaut il pas mieux s’y résigner avec flegme ? Pourquoi se
tourmenter sur ses choix passés, prolonger la torture par une résistance
acharnée, aussi futile que dérisoire ? L’espoir ? Absurde ! Accepter
les conséquences de ses erreurs c’est être en phase avec notre conscience, et
même si cette vérité peut conduire à la mort, ma foi, cela ne pose pas de
problème.
Le
lien finit par se briser. Une terrible impression de vide s’empara de Traverse.
Son cerveau semblait se noyer dans son propre sang. Ses pensées lui
paraissaient poisseuses, lourdes, imbibées d’une nébuleuse collante. Il n’était
plus qu’un esprit qui naviguait dans les limbes, au sein du souffle éthéré de
Ponant.
Sa
tête allait exploser ! Ponant ! Ponant ! Ponant ! Ce
nom lui martelait les tempes. Il ne percevait rien d’autre que ce battement
perpetuel.
Traverse…
L’annihilation
de ses sens le paralysait. Il ne voyait plus, n’entendait plus, n’éprouvait
aucune sensation. C’était ça, perdre le lien... Traverse sombrait doucement
dans une torpeure apaisante. Perdre conscience maintenant lui serait fatal.
Pour rester éveillé, il s’appliqua à résoudre des opérations de calcul mental.
« Moi qui déteste ça ! » songea-t-il en riant intérieurement. Tiens,
c’était intéressant : ses émotions étaient intactes. Cette simple idée
déclencha chez lui une folle envie de rire. Comme c’était frustrant !
Traverse…
Cette-fois,
il entendit la voix, sans « l’entendre » réellement malgré tout.
C’est la voix qui venait s’imposer directement au plus profond de son être.
Impossible cependant d’en définir le timbre : elle aurait pu appartenir à
un vieillard à l’agonie comme être celle d’une jeune fille rose et fluette.
C’était très déroutant.
L’engourdissement
cérébral de Traverse venait de disparaître. Il se sentait délicieusement à son
aise. L’air était chaud et humide, d’une moiteur sensuelle. « Ce n’est pas
exactement ça... » comprit rapidement Traverse. Quelque chose ordonnait à
son esprit de transmettre une impression de chaleur, et celui-ci piochait sans
ménagement dans les souvenirs de Traverse pour lui restituer la sensation. Mais
cette sensation n’était pas ressentie, seulement intellectualisée.
Il
ne faisait plus aucun doute qu’il était arrivé au Cœur du souffle ; donc
l’être qui lui parlait ne pouvait être que…
Traverse… Je ne te veux aucun mal, Traverse. Ce qui vient de t’arriver
n’était pas prévu. Tu m’as appelé, et j’ai cru sentir en toi… Alors je t’ai
guidé jusqu’à moi. Mais j’ai commis une erreur, tu n’es pas celui que
j’attendais. Tu aurais pu mourir, mon garçon.
Traverse
désirait ardemment lui répondre, mais il était incapable de prononcer le
moindre mot. Il tenta de se parler intérieurement, comme le faisait Ponant en
ce moment même.
Il est encore trop tôt pour vouloir communiquer avec moi Traverse, tu
dois apprendre à voir. Tu dois maîtriser tes
pulsions humaines. Votre instinct de survie vous empêche de quitter votre
condition de mortel. Tu dois apprendre à t’en défaire. Tu dois apprendre la
patience, Traverse. La patience, et bien d’autres choses encore… C’est déjà
miraculeux que tu sois arrivé jusqu’ici indemne.
Ponant
était un vent ancien, infiniment plus ancien que tout ce qu’il aurait pu
imaginer. Traverse était écrasé par le poids de ses paroles millénaires.
Apprends, Traverse. Apprends vite ! Peut-être ne me suis-je
pas trompé finalement… Au revoir, mon garçon. Quand tu te sentiras prêt, tu reviendras me
voir.
Une
violente explosion de lumière jaillit du Cœur et engloba la conscience de
Traverse. La déflagration compressa littéralement son esprit, puis l’éjecta du
souffle avec force.
Traverse
aperçut son corps juste une seconde avant de le percuter de plein fouet, son
corps toujours droit et immobile, assis sur son rocher ensoleillé, son cher corps
qu’il pensait ne jamais retrouver. La collision fut rude et douloureuse, mais
peu importait. Il garda les yeux fermés pendant plusieurs minutes, pour ne pas
être submergé par le torrent de sensations qui se déversait sauvagement en lui.
Ensuite,
machinalement, ses mains caressèrent son crâne et tatèrent son torse lisse et
pâle. Le travail de ce matin commencait à lui peser sur les cuisses. Il aurait
des courbatures. Avec des gestes mesurés, il se leva de son rocher et s’étira.
Les
souvenirs qu’il conservait de sa projection de conscience étaient flous, et
Traverse les sentait s’échapper de sa mémoire comme des résidus de mauvais
rêves se dissiperaient au réveil. Il n’en revenait pas d’avoir réussi. En temps
normal, il se serait félicité de s’en être sorti à si bon compte, mais au fond
de lui, une écharde le taraudait : impossible de se départir de son
malaise. Traverse se trouvait dans le désagréable état de médiocrité de celui
qui s’est vu confier une tâche importante, et qui ne se souvient plus du but de
sa mission. Il essaya de se rappeler les paroles exactes que Ponant avait
proférées…
Comment suis-je censé faire, Ponant ? Où pourrais-je trouver
quelqu’un capable de m’apprendre… je ne sais quoi !
Des
courants d’air virevoltaient gaiement autour de Traverse, moqueurs et
insaisissables. Ils dessinaient d’invisibles sourires dans le ciel azur.
« Et
puis pourquoi ? Quelque chose m’y oblige ?
-
Ben qu’est ce qui te prends ? »
Traverse
sursauta et se retourna vivement. Devant lui se tenait Paterne, bien campé sur
ses jambes robustes. Paterne était taillé dans un roc et bien qu’ils aient tous
les deux le même âge, il dominait Traverse d’une bonne tête. Les replis de son
visage tanné par le soleil et le vent marin dissimulaient deux yeux d’un vert
d’algue. « Je ne t’avais pas vu, argua Traverse. Depuis combien de temps
es-tu ici ?
-
J’viens d’arriver, j’suis allé à la ville basse, répondit Paterne avec un sourire
malicieux qui laissait entrevoir ses chicots noirâtres.
-
Mais c’est interdit pendant la pause ! Si le contremaître apprend ça tu
risque une sévère punition.
-
Le Croûton ne l’saura pas. » Un éclair soupçonneux brilla un instant dans
le regard endormi de Paterne. « C’est pas toi qu’irais lui
dire ? »
Traverse
émit un rire léger. « Pourquoi le ferais-je ? Il me reprocherait de
ne pas t’en avoir empêché et nous sanctionnerais tous les deux.
-
Tu apprends vite, la Méduse. » ricana Paterne.
Ce
surnom méprisant lui avait été attribué dès le deuxième jour par Riwald, le
contremaître du chantier. Très vite, tous les ouvriers ont appelé Traverse
ainsi. Son corps flasque et sa peau diaphane n’y étaient pas étrangers. Mais
c’était surtout l’exceptionnelle forme oblongue de son os pariétal qui lui
valait le rapprochement avec ce mollusque. Même pour les Derj, connus pour leur
protubérance crânienne, la tête de Traverse était remarquable.
Pourtant,
les anciennes croyances Derjs apprenaient aux jeunes mâles que le courage et
l’honneur des guerriers étaient logés dans cette saillie. Si le crâne du
nourisson était imposant, sa destinée serait grandiose. Mais depuis les
fulgurantes conquêtes du peuple Derj, bien peu de gens se sont transmis la
sagesse des anciennes croyances.
« …portion ?
-
Hmm ? répondit distraitement Traverse.
-
Ta bouffe ! Tu vas la finir ou pas ? »
Paterne
pointait du doigt l’écuelle en terre cuite près du gros rocher calcaire. Le
repas de Traverse était presque intact. Quelques navets et un gros morceau de
lard gras nageaient dans un bouillon clair. Au bord de l’écuelle reposait une
généreuse tranche de pain gris tout juste entamée. Traverse jugea le tout d’un
regard las.
« Non.
Tu peux tout prendre si tu le désires », annonça-t-il.
Paterne
n’attendit pas que Traverse change d’avis et se précipita sur l’écuelle avec un
rire de gloutonnerie.
« C’est
tous les jours comme ça ? » demanda Traverse.
Paterne
leva les yeux de sa pitance, et d’un ton impatient articula : « De
quoi ?
-
Au sujet de la qualité des repas. Nous ne sommes pas dans une période de
disette, alors pourquoi devons nous nous contenter de pain et de navets ?
-
Où tu te crois p’tit gars ? ». Paterne avala sa bouchée dans un grand
bruit de déglutition. Il détestait faire la conversation pendant qu’il
mangeait. Les nouveaux mettaient toujours du temps à comprendre le plaisir
qu’il y avait à savourer un repas chaud en silence. « On n’est plus chez
ton régent ici ! Va falloir que tu t’mettes ça dans la caboche. Tu manges
ce qu’on te donne à manger et tu la fermes. »
Traverse
laissa échapper un long soupir. « Pourtant, c’est idiot. Avec une alimentation
plus riche, les ouvriers auraient plus de vigueur pour accomplir leur travail
de l’après-midi.
-
Va dire ça au Croûton mon gars. » En poussant un gloussement d’ivrogne,
Paterne reporta son attention sur l’écuelle et entreprit de broyer les
tubercules avec la croûte de son pain. Il serrait le morceau de lard entre ses
dents et le machouillait pour le ramollir.
Voila
qui coupait court au débat. Evidemment que Riwald lui rirait au nez si il
s’avisait de demander des repas de meilleure qualité. Mais il n’empêche que
c’était idiot… Son tuteur lui avait toujours dit que les repas légers
accroissaient la vivacité d’esprit, mais que les repas consistants étaient
nécessaires pour pouvoir rester concentré plusieurs heures. Le secret résidait
dans un délicat équilibre entre les deux. Et la bouillie infâme que s’apprétait
à engloutir Paterne ne pouvait décemment pas être qualifiée d’équilibrée. En
quoi était-ce différent pour eux ? La ville pouvait bien fournir des repas
corrects à ses ouvriers tout de même... Avec les récentes découvertes sur le
chantier du Pic, ce serait un comble si les caisses étaient vides !
Traverse
se rappela du train de vie qu’il menait dans l’hôtel particulier du tuteur qui
l’instruisait. Son quotidien était certes plus aisé, mais la somme de travail
qu’il accomplissait était incomparablement plus élevée avec ce qu’on lui
demandait de faire sur ce chantier. Pourtant, le premier jour, Traverse avait
été surpris de ne pas arriver à suivre le rythme des autres ouvriers. Il avait
passé une bonne partie de la nuit à y repenser.
Chez
son régent, il alternait les périodes de travail physique, de travail manuel,
d’instruction et de méditation depuis l’aurore jusque tard dans la nuit,
seulement interrompues par les corvées jounalières. La division des heures
respectait l’horloge biologique des Derjs afin que chaque tâche soit effectuée
au moment le plus propice de la journée.
Ici,
la répartition des efforts était chaotique. Il était parfois obligé de rester
plus d’une heure sans bouger sous un soleil cruel, à attendre qu’un sapeur
finisse de placer ses charges, pour ensuite devoir déblayer comme un forçat la
tranchée qui venait d’être bouchée par l’explosion. Lui et les autres ouvriers
se retrouvaient condamnés à supporter ces conditions de travail, sans que leurs
dirigeants ne se doutent du potentiel qu’ils perdaient. Ce gaspillage d’énergie
s’opposait à tous les principes d’éducation de Traverse. C’était un système absurde,
complètement absurde…
« Hé ! »
cria Paterne sans se retourner. Il marchait en direction du chantier d’un pas serein,
repu par son deuxième repas. Le soleil de midi éblouissait Traverse, qui ne
distinguait de Paterne que sa carrure massive.
A
cet instant, Paterne ne ressemblait plus à un manutentionnaire vaniteux et sans
une once d’instruction. Il ne paraissait plus être celui qui d’ordinaire tirait
de la fierté à rabrouer les nouveaux pour se prouver son ancienneté, et se
vantait de s’échapper pendant la pause de midi, pour dépenser sa paye chez les
femmes mûres de la basse-ville. Non, sa silhouette découpée sur la crète,
Paterne rappelait ces gravures de barbares gonflés d’honneur et de sagesse, ces
anciens nomades Derj, qui jadis levèrent les étendards de guerre et
s’emparèrent de toute la contrée. Paterne, comme tous les occupants de la
région, était aussi né du sang de ces ancêtres. Lui et Traverse partageaient la
mémoire des valeureux conquérants tombés pour une terre qui serait plus tard
baptisée Derjianne, en hommage à leur courage. « Allez amènes-toi la
Méduse, c’est bientôt l’heure de la reprise.»
Traverse
ramassa rapidement son écuelle et, porté par le vent marin, courut rejoindre le
grand Paterne, l’ouvrier aux chicots, le fils du peuple Derj.
*
« Est-ce
que c’est ici ?
-
Oui, seigneur intendant, répondit le garde d’une voix pâteuse.
-
Bien. Dépêchez-vous de m’ouvrir », aboya l’intendant. Il désigna
d’un doigt impatient la porte massive qui était devant eux. « Et présentez
mieux si vous ne tenez pas à le rejoindre !
-
A vos ordres. » Le garde décontenancé esquissa un semblant de salut avant
de faire cliqueter de la main le trousseau qui battait son flanc.
L’intendant
gardait les yeux fermés, les mains jointes et le maintien impassible d’un éphèbe ;
sa fonction lui imposait ces détestables visites. Tandis qu’il s’efforçait de
contenir son irritation, il discernait avec une acuité redoublée le moindre bruit
venu meubler le silence qui régnait dans le couloir sombre et humide.
Le
léger crépitement des torches résineuses lui parvenait aux oreilles. Il sentait
également le souffle chaud et irrégulier du garde en sueur, absorbé par les
clés qui défilaient sous ses yeux vitreux. De l’eau suintait du plafond, et
chaque gouttelette éclatait contre la pierre. Plic...ploc... c’était exaspérant !
Au loin, la terre grondait sourdement. Ainsi, l’escouade de démolition s’était
remise au travail. Parfait ! Dès qu’il en aurait fini avec le prisonnier,
il irait voir l’avancement des travaux.
Quand
la sentinelle laissa échapper un « Ha ! » de soulagement,
l’intendant retint sa respiration et serra les mâchoires. La lourde clé
commença à forcer la rouille de la serrure, ce qui produisit un insupportable
crissement métallique. Le supplice se prolongea encore pendant une dizaine de
secondes, puis plaintivement, la porte en bois de la cellule coulissa avec
lenteur sur ses gonds.