Mathieu D'HERBES, Atelier de Roman-Nouvelle - 2ème année, Professeur Nicole Potmans


Le Voleur de Rêves

Nouvelle



La pièce était plongée dans l’obscurité, et seule une lumière bleutée émanait de l’écran. Le ronronnement régulier de la machine était celui des râles d’un vieillard cancéreux sur son lit de mort, ou du sommeil d’un bienheureux. Le cliquetis des touches s’enfonçait dans les tympans comme mille aiguilles dans un tissu. Dans son studio, Lamia jouait.

Depuis l’explosion aussi soudaine que massive du marché des jeux en réseau, elle s’y adonnait à temps plein pour s’immerger totalement dans ces mondes virtuels, et accessoirement gagner un peu d’argent. Hacker de type A, elle avait conçu et développé un programme lui permettant d’équiper et de faire progresser un personnage jusqu’à son paroxysme, et cela en une douzaine d’heures, au lieu des quelques mille deux cent heures de jeu nécessaires aux joueurs honnêtes pour atteindre le même palier.

Ses personnages se vendaient par la suite aux enchères, de manière totalement illicite, mais très lucrative, bien plus qu’une journée à l’usine. En théorie…

Lamia se gratta vigoureusement le cou de la main droite. Elle avait sûrement été mordue  pendant son sommeil par une petite bête, et depuis quelques jours la douleur l’élançait parfois jusqu’à provoquer chez elle des vertiges, un état de somnolence latente.

Elle enfonça jusqu’au sang ses ongles dans la chair de son cou. Lamia ne contrôlait pas sa hargne. Elle était totalement déphasée. Ce n’était pas possible, pas cette fois encore…Elle était si fatiguée ! Quelqu’un s’en prenait à elle, de cela elle en était à présent persuadée.

La première fois, Lamia avait soupçonné un simple bug, et ne s’en était pas méfiée. Le lendemain, elle l’avait attribué à une simple erreur de programmation, et ne s’en était plus souciée.

Le surlendemain, elle avait craint qu’un virus ait endommagé son système. Elle n’avait rien trouvée et s’était résignée à changer son nom de compte, son mot de passe et tous ses codes d’accès au logiciel piraté, afin d’écarter l’hypothèse qu’un violeur l’avait mise à nue. Ce jour-là, pour la quatrième fois consécutive, son avatar du jour avait été manipulé par quelqu’un et rendu inutilisable, en tout cas invendable. Et ce quelqu’un avait forcé toutes ses protections et pénétré dans ses données privées en seulement huit heures ! Lamia se sentait si faible… Mise à terre, et couchée de force dans la fange.

Un bruit net et strident, bref et perçant, fit sursauter Lamia. Elle ne l’avait plus entendu de manière aussi intense depuis longtemps. Ca venait sûrement de chez les voisins, oui, sûrement… L’atmosphère était fraîche, propice à une petite sieste. Quelle heure était-il au fait ? Aucune importance de toute façon ! Elle sentait son cerveau s’embrumer, son regard se noyer…

La troisième sonnerie réveilla la jeune femme. Elle étouffait ! Elle alluma une veilleuse près de son ordinateur et alla ouvrir la porte d’entrée.

 

« Mademoiselle Jhin ? 

- Oui.

- Lamia Eproctuma Jhin ?

- Oui, c'est moi.

- Pouvons-nous entrer?

- Heu…Oui, bien sur. »

Elle s'effaça pour laisser passer les deux hommes. Ils étaient très grand tous les deux.

Celui qui avait parlé était presque chauve, aux traits durs et au regard sévère, mais voilé, comme si il regardait quelque chose au-delà. Le deuxième devait avoir vingt ans de moins que son compagnon, il paraissait plus jeune que Lamia. Le feu téméraire brûlait encore dans ses yeux, et l'ardeur de tous ses gestes traduisait son impétuosité.

Ils étaient vêtus pareillement d'uniformes qui semblaient être de nature militaire. Le plus âgé portait son grade brodé a l'épaule gauche, et quelques médailles fixées sur son cœur.

Une pensée soudaine frappa l'esprit de Lamia. Elle n'était pas encore sûre. Mais si c'était vrai cela voudrait dire que ses hommes…

« Vivez-vous toujours loin de la lumière, mademoiselle Jhin ? »

L’homme aux traits durs avait parlé en insistant d’un regard appuyé sur les volets fermés à travers lesquels seul perçait un rai de lumière. Lamia se maudit intérieurement d’avoir ainsi dévisagé les deux hommes.

La jeune femme reprit conscience de son environnement et vit son studio d’un nouvel œil : elle n’avait aucune étagère, rien de personnel ; un lit sommaire et une table sur laquelle reposait son écran meublaient la pièce ; son frigo était relié au système de refroidissement de son ordinateur pour le rendre plus performant. Damnation ! Elle avait laissé en veille son logiciel pirate ! Une chance qu’ils n’aient pas inspecté son studio, comme la plupart des personnes le font lorsqu’ils entrent dans un lieu nouveau, afin de prendre leurs repères, leurs marques. Cela prouvait en tout cas qu’ils n’étaient pas ici pour l’arrêter. Peut-être connaissaient-ils ses capacités ? Et dans ce cas, ils venaient lui faire une offre d’emploi…

« Mademoiselle Jhin ?

- Oui ! Heu… seulement quand je travaille », balbutia-t-elle. Elle sentait une chaleur éruptive monter à son visage.

« Ha oui ? Et en quoi consiste exactement votre travail ? fit le plus jeune.

-Garx, apprends à rester a la place qui est la tienne ! », le réprimanda l’homme atteint de calvitie. Garx accepta la remarque de son mentor avec un hochement de tête humble. « Mademoiselle Jhin, permettez-moi d’être direct… ».

Ainsi ils savaient ! Ils étaient au courant de ses actes ! Elle irait en prison ! Perdrait sa fusion avec son ordinateur ! Toute son existence serait réduite en cendres, incinérée ! Ses pensées formaient un brasier fulgurant en elle. « … vous dormez convenablement, n’est-ce pas ? ».

Etait-il possible ? Etait-ce eux qui s’étaient introduits dans son programme ? Pour la pousser à commettre une erreur ? Mais s’était-elle trompée ? Lui arrivait-il de se tromper ?

« Mademoiselle Jhin ?

- Oui ! Enfin je veux dire… Pardon ?

- Avez-vous  un sommeil régulier ? demanda l’homme aux traits durs.

- Oui. Je n’ai pas à me plaindre », dit-elle.

La conversation avait pris une nouvelle tournure. Lamia ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers son lit, de repenser à la douce fraîcheur des draps propres, à ses pieds glacés dépassant des couvertures. Un froid mortel s’emparait d’elle, elle avait besoin de repos.

« Cependant, vous vous sentez perpétuellement fatiguée, comme si vous sortiez d’une veille de plusieurs jours, je me trompe ?

- Mais non ! Non… Et puis qu’en savez vous ? répondit Lamia.

- J’en déduis donc que oui », dit l’homme.

Elle commençait réellement à être mal à l’aise. Ces deux hommes en uniformes savaient trop de choses sur elle, et le soupçon qui l’avait travaillé depuis leur arrivée ne la quittait pas. Elle avait pris sa décision.

Le ronflement de son ordinateur s’intensifiait, jusqu’à s’apparenter à une sorte de gémissement plaintif. Ses petites lumières vertes clignotaient de manière saccadée, à l’instar d’une personne cherchant à réprimer ses larmes. On aurait dit qu’il comprenait.  « Vous permettez que j’ouvre les volets ? demanda Lamia. Il fait un peu sombre ». En guise de réponse, Garx s’écarta de l’encadrement de la fenêtre.

« Mademoiselle Jhin, reprit brusquement le plus âgé, avez-vous été mordu, ou bien piquée au cours de ces… ».

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Lamia, en s’agrippant à l’un des volets, venait de sauter par-dessus l’embrasure. Garx se précipita à la fenêtre et se pencha en avant en s’appuyant sur le rebord. La machine faisait à présent autant de bruit qu’un marteau-piqueur.

Il y avait une échelle de secours à portée de main de l’un des volets. Lamia s’y était accrochée et se laissait glisser jusqu’au sol le long des barreaux.

Quand elle avait emménagé ici, elle avait rapidement vu que cette échelle pourrait lui servir à se replier, mais jamais elle n’aurait pensé que cela lui serait utile un jour.

Garx s’écria : « Vous ne pouvez pas aller loin ! Vous vous ferez du mal, à vous et aux autres ! Nous ne voulons que vous aider ! ». Lamia arriva au niveau de la ruelle, escalada un grillage et se noya dans la foule.

M’aider ? En me foutant au trou ? Je n’ai pas demandé qu’on m’aide ! Je ne fais de mal à personne ! Elle était arrivée devant le bâtiment qu’elle cherchait. Ici, elle aurait un début de réponse. Elle gravit quelque marche, et franchit les deux imposantes portes vitrées de la médiathèque.

 

Les deux militaires n’en étaient pas. Elle connaissait un peu les différents uniformes officiellement reconnus, et après plusieurs heures passées à compiler des informations, elle avait découvert que leur tenue n’était celle d’aucune armée, d’aucun Etat ou Empire présent ou passé. Elle n’existait pas.

Lamia leva les yeux. Les muscles de son cou étaient endoloris, et sa morsure avait encore gonflée. Elle se gratta vigoureusement. La lumière était tamisée, une odeur suave d’encre et de papier emplissait l’air, seul le bruit des pages brisait le silence. Bercée par le climat ambiant, elle reposa sa tête contre le bois chaleureux de la table. Ce travail de fourmi l’avait épuisée. Un silence mortel planait ; elle n’aspirait qu’à se laisser emporter par lui. Pas un mot n’était échangé, elle se croyait seule. Elle avait désespérément besoin de parler à quelqu’un.

 

« Alors, de quoi voulez-vous me parler ? »

L’homme qui venait de prononcer ces mots avait une voix posée, très calme, calculée pour mettre en confiance le client. Son timbre était celui d’une personne mûre. Lamia était allongée sur un divan moelleux. La décoration du cabinet était étudiée pour reproduire fidèlement un cadre familial idyllique. Malgré cela, Lamia se confia sans retenue au psychologue qu’elle avait consulté.

Elle pensait n’être venue que pour raconter à une oreille attentive les évènements récents qu’elle avait vécu et les doutes qu’elle avait subi depuis que ses avatars avaient été détrônés de leur intangibilité virtuelle, mais très rapidement, elle déroula le parchemin de ses souvenirs et lut à haute voix toutes les blessures qui y avaient été inscrites, brisa tout les non-dit qui y avaient été scellés. Elle était un bouchon de champagne qui avait détoné sous la pression des bulles de gaz, une jouissance qui montait en elle pour la première fois, un volcan qui entre en éruption avec la force conférée par un siècle de gestation, elle était tout cela, a en devenir incandescente. Le flot ardent de son magma n’était que rarement interrompu.

Quand tout fut consumé, que l’incendie de ses propos ne fut plus que braises fumantes, que la lave coulante de ses palabres fut solide et refroidie, elle éclata en sanglots.

Alors seulement le médecin fit son diagnostic. Il lui proposa une séance d’hypnose afin de chercher en elle la cause sous-jacente de sa fatigue chronique. Lamia sécha ses larmes avec des gestes mesurés. Déjà l’homme exhibait un pendule d’or.

Elle n’était pas sûre d’avoir envie de subir une transe, mais elle était trop faible pour protester. Le petit sourire de l’homme la dérangeait. Les contours de la pièce lui étaient inconnus, elle se sentait en territoire hostile.

Le pendule oscillait doucement sous ses yeux, se balançait au rythme solennel d’une macabre procession funéraire, et Lamia pouvait sentir son contact froid et métallique au plus profond d’elle. Sa vision se cristallisait. Elle était transie par ce morceau de fer doré qui dégelait progressivement ses barrières mentales pour s’aventurer dans un recoin glacé de son cerveau.

Sans raison particulière, instinctivement, elle tentait d’opposer une résistance pour bloquer l’accès à cette partie de son encéphale, mais elle était déjà subjuguée, et ses pensées étaient de givre. Comme une tâche noire qui s’agrandit, le pendule emplissait tout son champ de vision. Elle ne pouvait que se laisser faire, s’abandonner au sommeil. Et c’est ce qu’elle fit…

 

« Mademoiselle Jhin ? »

Lamia se réveilla en sursaut et ouvrit les yeux ; elle voyait encore trouble. Un mal de tête aigu lui martelait les tempes à chaque battement de cœur. Elle essaya de se redresser, mais ses bras ne  supportaient pas son poids ; elle était si faible. Son lit était rigide, les draps d’un blanc rendu grisâtre par de multiples lavages à la Javel. Elle était dans une chambre d’hôpital, et les deux hommes en uniformes veillaient sur son sommeil.

« Qu’est ce que vous faites là ? s’écria Lamia. Et moi, qu’est ce que je fais ici ?

- Vous êtes ici pour passer des tests médicaux, dit Garx, et vous passez des tests parce que vous allez être jugée. Et vous allez être jugée parce que vous avez tué ce brave médecin.

- Garx ! Pardonnez mon apprenti mademoiselle Jhin mais ce qu’il dit est tout à fait vrai.

- Mais je ne suis au courant de rien ! Il m’a hypnotisé et je…

- Et vous vous êtes endormie, et réveillée ici, nous le savons, continua le quadragénaire. Nous n’avons pas beaucoup de temps, alors je vais tâcher d’être concis.

- Qui êtes-vous ? ». Lamia essayait de prendre une voix ferme, mais elle était encore chevrotante. « Pourquoi portez-vous ces uniformes ? Je sais que...

- Vous savez que nous ne sommes pas des militaires, et nous ne le cachons pas. Nous sommes des membres de l’Inquisition, nous avons pour mission d’éradiquer tout démon venu d’un autre plan d’existence ». Garx s’était posté à la fenêtre et regardait le ciel.

« Vous parlez de nos démons intérieurs, ceux qui nous rongent ? demanda Lamia. Ca ressemble à du maraboutage votre truc.

- Nous appelons démon tout être ayant déchiré le tissu de la réalité pour venir sur notre plan matériel, et cela dans le but de nous nuire, répondit l’homme. Croyez-moi, il y a des centaines d’incursions par jour dans ce monde. Notre organisation lutte activement pour prévenir ses incursions, mais nous avons encore trop peu de moyens et surtout une connaissance insuffisante de ces créatures. Certaines races de démons sont ce que nous appelons des « possesseurs ». L’un d’entre eux en particulier contrôle l’esprit de son récepteur lorsque celui-ci est inconscient, pour cause de sommeil, évanouissement… ou hypnose. Il sécrète une toxine narcotique qui, combinée au manque de sommeil du récepteur et au stress qu’il occasionne, lui permet de contrôler par la suite totalement sa victime, jusqu’à ce qu’elle meurt de fatigue. C’est ce qui vous arrive actuellement.

- Selon vous, j’aurais un démon dans le crâne, fit Lamia. Et a quoi ressemble-t-il ce démon ?

- Généralement il prend la forme d’un gros mille-pattes, dit Garx en se retournant.

- Plus exactement d’un scolopendre, ou de tout autre myriapode. Vous êtes encore dubitative, mais sachez qu’avant de serpenter à travers votre conduit auditif pour se construire un nid douillet, il vous anesthésie afin de ne rien vous faire sentir. C’est là l’origine de votre morsure au cou. Voila une photo du psychologue que vous avez consulté, après qu’il vous ait hypnotisé ». Il lui tendit la photo d’un cadavre effroyablement déchiqueté à mains nues, dont le visage était à peine identifiable. Lamia ne put réprimer son horreur, et jeta la photo à terre.

« Mais j’ai mieux pour vous convaincre, reprit-il. Un hacker surdoué aurait certes pu franchir les protections de votre système et trafiquer vos personnages de jeu, il aurait pu effacer les traces de son passage, mais en aucun cas il aurait été capable de laisser vos données personnelles dans l’historique, car il n’avait aucun moyen de les connaître. Je suppose que vous avez jugé futile de regarder l’historique, n’est-ce pas ? ». L’homme tendit à Lamia un papier imprimé.

« Voyez vous-même, les dates et les heures correspondent ». Lamia ne trouva rien à répondre. Ses yeux se perdaient sur les caractères de la feuille.

« Cette espèce de démon n’a qu’une intelligence limitée, continua l’homme, il est seulement capable de transcender vos capacités physiques et intellectuelles. En d’autres termes, il peut ouvrir les codes de votre programme mais n’a pas pris l’initiative d’effacer ses actes car vous n’auriez jamais songé à le faire sur votre propre ordinateur.

- Pourquoi moi ?

- Pourquoi un prédateur attaque-t-il une proie plutôt qu’une autre ? Pour se nourrir en limitant ses risques. Il se nourrit de la substance de vos rêves, et détruit les êtres chers qui vous entourent pour son divertissement, même si dans votre cas ces êtres n’étaient pas vivants à proprement parler.

- Qu’allez vous faire ? murmura Lamia d’une voix enrouée. Vous allez me soigner ? ». Le regard de l’homme s’assombri.

« Inutile de vous mentir, nous ne pouvons détruire le démon sans vous tuer. Nous sommes ici pour vous demander un sacrifice que nous ne pouvons vous forcer à accomplir, afin que d’autres ne meurent pas ». Il hésita un instant. « Quand votre décision sera prise, rendez-vous dès que possible à l’adresse marquée sur la carte à coté de vous, nous vous y attendrons ».

Lamia n’eut pas le temps de lire la carte qu’ils avaient déjà fermé la porte. Elle avait si froid… Elle n’arrivait plus à penser convenablement. Tout cela était absurde, ça allait trop vite, trop loin, et toute cette absurdité avait sa logique, cohérente qui plus est. Elle devait être sûre… Elle saisit le masque à anesthésie, le mit en marche et le plaqua sur sa bouche…

 

Lamia avala une autre pilule. Depuis combien de temps était-elle cachée dans cette décharge ? La boite était presque vide, et elle ne pourrai bientôt plus se passer de sommeil. Ses mains et son visage étaient couverts de sang séché, un sang qui n’était pas le sien. Un froid glacé torturait tous ses muscles. Elle regarda à nouveau la carte que lui avait donné l’Inquisiteur. Si il devait en être ainsi, autant en finir vite…

Elle se leva au prix d’un effort considérable et commença à marcher d’un pas gauche, recroquevillée sur elle-même, tentant vainement d’offrir un peu de chaleur à son corps.



Le present texte est protégé par le droit d'auteur et ne peut être diffusé ailleurs sans autorisation.