« Mon père me disait toujours qu’il se
sentait chez lui sur cette île et que son plus grand désir était d’y finir ses
jours en toute quiétude. Je ne comprenais pas l’attrait qu’il éprouvait pour ce
gros caillou perdu au milieu de l’océan.
« A cette époque, j’étais intimement
persuadée que seule la perspective de voyager et d’explorer de nouvelles terres
valait la peine de grandir. Rester cloîtrée ici jusqu’à la fin de ma vie était
une de mes plus grandes frayeurs d’enfant. Je méprisais en secret mon père, qui,
fièrement, se proclamait Rodriguais, un Rodriguais des hauts, sans avenir ni
ambitions.
« Des années plus tard, ma mère me raconta
l’histoire singulière de cet homme qu’elle avait aimé jusqu’à la fin. Nous n’en
avions jamais parlé avant la mort de mon père, et nous n’en avons plus reparlé
depuis.
« Bien que très attaché à Rodrigues, mon père
s’aventura jusqu’à Calcutta en Inde, à bord d’un grand bateau de la British India. J’ignorais qu’il savait naviguer en haute mer. En fait, j’ignorais
tout de son passé ; il n’était pas très loquace. C’est pendant cette
période qu’il rencontra ma mère, alors âgée de 21 ans.
« Elle descend d’une famille indienne de pure
souche, très conservatrice, et qui voyait d’un mauvais œil sa relation avec un
« roumi ». Moi, je voulais surtout qu’elle me parle de son pays, si
lointain et si exotique à mes yeux. Mais tandis que je lui posais mille
questions sur les habitants, leur langue, leurs vêtements, leurs coutumes, sur
la ville (je n’avais jamais vu de grande ville), sur les paysages ou encore les
légendaires typhons aux conséquences dramatiques, elle alimentait son récit de
mille détails fastidieux sur sa romance, ce qui m’exaspérait au plus haut
point.
« Je la questionnais au sujet d’une grande fête
consacrée à l’une de leurs divinités, et elle ne me parlait que de ces instants
volés en secret en compagnie de mon père. Sa famille finit néanmoins par apprendre
les libertés de leur fille, et elle fut contrainte de quitter son pays et ses
proches pour éviter la lapidation. C’est comme ça que mon père l’amena ici, sur
cette île.
« Ils se marièrent peu de temps après, sous
la protection d’un vieux tamarinier. Je crois que je suis venue au monde assez
tard, car aussi loin que remontent mes souvenirs, le visage de ma mère était
déjà marqué par de légères rides au coin des lèvres et au dessus des sourcils.
En réalité, je pense qu’elle avait embelli l’âge où elle s’enfuit de l’Inde.
Peut-être l’avait elle fait pour me donner matière à rêver, me donner l’espoir
que ce genre d’aventure peut se produire, même quand on ne le voit pas comme la
dernière chance d’échapper à un quotidien devenu insurmontable.
« Mon père mourut quand j’avais huit ans. Il
mourut de fièvres terribles pendant une traversée en mer. Il voyageait souvent,
et n’était que rarement à la maison. Moi, ça ne me plaisait pas, car les rares
fois où il était là, il ne s’occupait pas de moi. Je n’ai appris que bien plus
tard ce qu’il recherchait.
« A mon âge, je ne faisais pas le
rapprochement entre ses longues absences et la raison de celles-ci. Etant donné
son attachement évident pour Rodrigues, l’idée qu’il puisse passer tout ce
temps en mer ne m’avait jamais traversé l’esprit. Je l’imaginais vagabond aux pieds
nus et à la barbe hirsute, parcourir l’île de long en large, et ne revenant à
la maison que pour voir ma mère de temps en temps.
« Alors, il me prenait dans ses bras et il
m’embrassait sur les deux joues. Je lui disais que ça me piquait, mais lui il
riait et il recommençait. Et puis, il ne sentait pas bon ; je garde de lui
une odeur de saumure, de bois mouillé, du sel de la transpiration. Je voulais
qu’il me repose vite, qu’il parle à ma mère de « choses de grand »
comme il disait, et qu’il s’en retourne errer sur son bout de terre qu’il
aimait tant. Seule dans ma chambre, étendue sur ma paillasse, je me répétais intérieurement
ma promesse de ne jamais devenir comme lui.
« Mais voilà, il est mort. C’est un monsieur
en costume noir qui est venu nous le dire. Il avait l’air très triste. Je
revois ma mère tourner autour de la table de la salle commune en levant les
bras et en poussant de long cris inarticulés, comme les oies que nous avions
dans la cour à l’arrière et que l’approche d’un orage inquiétaient.
« Au bout de quelques minutes de son étrange
manège, elle sembla se rendre compte que je la dévisageais (je crois que
l’homme au costume était parti). Alors elle s’arrêta et me regarda fixement,
sans rien dire. Puis elle m’ordonna d’aller me coucher. Au réveil, elle était
assise, accoudée de tout son poids sur la table, ce qu’elle m’avait toujours
interdit. Son chignon sévère était défait, et ses yeux rougis par les larmes.
« Elle m’annonça d’une voix tremblante que
nous allions partir. J’étais contente, enfin nous allions voyager et découvrir
de nouvelles personnes. Je trouvais sa décision si judicieuse que je lui en fis
aussitôt part. Elle réprima un sanglot, et voila ce qu’elle me répondit :
« Demain, je t’emmènerai à l’île Maurice, et tu iras vivre chez les bonnes
sœurs de Ferney ».
*
« Je n’ai aucun souvenir des instants qui ont
suivi. Je crois que je n’avais jamais envisagé que mon avenir puisse se refermer
sur lui-même d’une manière aussi catastrophique. Je me répétais intérieurement
que ce n’était pas possible, que ça ne pouvait pas finir ainsi, mais lorsque
nous nous retrouvâmes devant les hauts murs du couvent de Ferney, je dus me
rendre à l’évidence : ma mère m’abandonnait.
« Je levai des yeux de chien battu vers les
grilles, dont les pointes s’élevaient si loin dans le ciel qu’elles démangeaient
probablement les pieds du Seigneur. Il y avait beaucoup de vent ce jour-là, et
mes cheveux restaient collés à mes tempes. Ma mère me tamponnait
consciencieusement le visage avec un mouchoir imbibé de salive, et je la
détestais un peu plus pour cet acte inutile et humiliant.
« Après une attente interminable dans la
froideur du petit matin, une religieuse vint nous ouvrir. Elle avançait
gauchement vers nous, tout engoncée dans des robes strictes au tissu inadapté
au climat de l’île. Plantée devant ma mère, immobile, elle la salua d’un
hochement de tête martial. Elle avait pleuré la mort de mon père durant des
heures, dit-elle à ma mère d’une voix rauque, et ensuite elle avait beaucoup
prié pour le repos de son âme. Ma mère ne répondait pas, et me regardait de
côté ; alors je m’abstins de poser des questions.
« Ensuite, sans un mot d’adieu, ma mère est
partie. Pour la première fois, la sœur sembla s’intéresser à moi. Elle me
gratta vigoureusement le sommet du crâne, puis posa sa main sur mon épaule pour
m’inviter à pénétrer dans l’enceinte du couvent.
« J’y passai les quatre années suivantes. Les
règles étaient nombreuses, et tout manquement à la discipline était puni sévèrement.
C’est la Mère Supérieure qui était venue m’accueillir, celle qui gouvernait les
lieux. Elle se chargea de mon apprentissage au service de Dieu. Si je mettais
beaucoup de mauvaise volonté au début de ma formation, j’appris vite à trouver
ma place au sein de la congrégation.
« La Mère Supérieure, qui se nommait Bénédicte,
paraissait satisfaite de la rapidité de mes progrès. Elle ne tarissait pas d’éloges
sur mon compte, et je me devais de rester humble et reconnaissante envers elle
malgré la fierté triomphante qui s’élevait en moi.
« J’aimais beaucoup les longues discussions
théologiques que nous entretenions avec Mère Bénédicte. En de telles occasions,
le petit sourire qui ne quittait jamais le coin de ses lèvres m’encourageait à
poursuivre la construction de mes opinions. Elle était devenue une seconde
mère, beaucoup plus ouverte et instruite que ne le serait jamais ma mère
biologique.
« Le jour où elle m’annonça qu’elle devait
retourner en France, et qu’elle souhaitait que je l’accompagne, j’acceptai de
bonne grâce. En réalité, j’étais ravie. Cependant, lorsque j’appris la durée du
voyage, je pris peur et allai en parler à Mère Bénédicte.
« Comme toujours, elle sut trouver les mots
justes, ceux qui me rassuraient et me convainquaient de la justesse sacrée de
ce périple. Elle parvenait à glisser une allusion aux textes saints, une
allégorie traitant de la grandeur divine dans chacune de ses plaidoiries, et
elle le faisait le plus naturellement du monde, presque avec détachement, comme
si elle énonçait une lapalissade
« Toujours est-il que la traversée se passa
merveilleusement bien et que nous accostâmes sans encombre au port de Bordeaux
un matin de Juillet. Nous n’y séjournâmes que quelques jours avant de rouler en
direction de Paris à bord d’une voiture tirée par deux magnifiques chevaux.
« Pendant le trajet, Mère Bénédicte m’informait
des bouleversements que connaissait alors la France. Je
ne comprenais pas toutes ces explications, et me gardait bien de l’interrompre
tant elle semblait choquée par ses propres paroles. L’atmosphère tamisée par
les lourdes tentures de feutrine et l’odeur moite et poignante du cuir humide
des banquettes me rappelèrent immédiatement le petit confessionnal que nous
avions à Ferney.
« La France était
redevenue une République sous l’occupation des Prussiens, et sortait d’un siège
éprouvant mené sur Paris l’hiver dernier. Je demandais à Mère Bénédicte si les
soldats nous feraient du mal. Elle me répondit que pour l’Amour de Dieu, nous n’irions
pas à Paris même, mais dans une petite bourgade proche, dont j’ai oublié le
nom.
« Décidément, quel talent elle avait pour
détourner de la sorte mes questions les plus simples !
*
« Cinq jours plus tard, nous arrivâmes à
destination, éclairées par les derniers rayons d’un soleil sans chaleur. La
voiture s’était arrêtée devant un bâtiment austère aux allures de pénitencier.
Je mis quelques secondes à comprendre que nous étions arrivées. Une poignée d’enfants
vinrent nous accueillir. Qu’ils étaient maigres ! Ils portaient des
guenilles qui sentaient la pourriture et la maladie, et leur visage était
noirci, comme s’ils sortaient d’une mine de charbon sans avoir eu le temps de
se débarbouiller.
« Je réalisais que je me tenais devant un
orphelinat. J’eus soudainement honte de mes joues roses et de ma robe de
prétendante impeccablement repassée. Tous les garçons me regardaient avec des
yeux ronds. J’étais pourtant loin d’être riche, mais je ressentis un décalage
évident par rapport à ces petites sauvageonnes aux cheveux hirsutes qui me
toisaient avec mépris.
« Elles étaient une dizaine à se tenir
appuyé contre les piliers du porche dans la cour. Certaines paraissaient plus
âgées que moi ! Pour rien au monde je ne voulais créer de rivalité. Je
cherchais du soutien dans le regard de Mère Bénédicte, mais elle se consacrait
toute entière aux bambins qui se pressaient autour d’elle.
« Je compris rapidement à quel point elle
était attachée à ce lieu, et à ses occupants. Elle semblait y puiser une
vitalité nouvelle. Elle m’avoua plus tard qu’elle était liée à cet orphelinat
pour le restant de ses jours, car elle y avait forgé ses racines. Ici, me
confia-t-elle, elle avait pour la première fois appris à accorder sa confiance
à quelqu’un.
« La faible proportion d’adultes était
marquante : les jeunes enfants se prenaient en charge de manière presque
autonome. Au-dessus du réfectoire, une bannière affichait en lettres d’or ces
mots : « Aide toi, le Ciel t’aidera ». Voyaient-il l’arrivée de
Mère Bénédicte comme l’apparition d’un archange venu les aider ? Je pris
conscience de nos ressemblances et des liens pouvant se tisser entre eux et
moi. Au fond, n’étais-je pas une orpheline moi aussi ? N’avais-je pas
imploré de toutes mes forces l’aide de Mère Bénédicte lorsque ma mère m’abandonna ?
Même si mon caractère revêche me poussait à l’isolement pour mieux me
complaindre dans le désespoir qui envahissait mon âme, je ne lui serai jamais
assez reconnaissante de s’être inlassablement chargée de mon éducation sans
jamais chercher à me rabaisser inutilement.
« Alors je décidai de l’assister dans sa
tâche. Nous consacrâmes toute notre énergie à instruire ces jeunes en
perdition, à leur apporter le soutien moral et l’amour de Dieu qui leur
manquait. Ils commençaient seulement à retrouver confiance en l’humanité
lorsque la maladie me frappa. Une grave maladie nommée tuberculose. A mon chevet,
Mère Bénédicte était en larmes. Elle m’annonça d’une voix étranglée que je n’y
survivrais probablement pas.
*
« Ma mère m’écrivit depuis Maurice. Je ne sut
jamais par quel moyen elle apprit où j’étais ni comment j’allais, mais Mère
Bénédicte entra un jour dans ma chambre en tenant un morceau de papier froissé
à la main. Je n’étais pas en état de déchiffrer les pattes de mouche de ma
mère, alors je priai la religieuse de m’en faire la lecture.
« Elle me demandait de mes nouvelles, s’enquérait
de mon état de santé. Etais-je sur la voie de la guérison ? Elle usait de
toutes les suppliques larmoyantes de son répertoire de mère éplorée pour me
convaincre de revenir sur son île. En lisant ces mots, Mère Bénédicte tressaillait.
Moi aussi j’étais ébranlée. Je n’aurais pas su dire ce qui m’effrayais le plus :
retrouver ma vraie mère, ou retourner à la pauvreté des montagnes après avoir goûté
aux richesses de la France.
« Même si l’orphelinat où nous oeuvrions,
Mère Bénédicte et moi, ne se rapprochait en rien des merveilles de Paris, les
trésors scintillants d’une civilisation déjà millénaire étaient tout proches,
je les sentais. La guerre ravageait la capitale, selon les propos des vagabonds
maladifs que nous accueillions de temps en temps au gré des assauts ennemis.
Les Prussiens aussi les sentaient, ces trésors millénaires !
« J’étais malade, gravement malade ! Mon
esprit tentait de discerner mes désirs, enfermé qu’il était dans ce corps
décharné, au milieu des remugles d’un lit aux draps jaunâtres.
« Mère Bénédicte veillait sur mon sommeil.
Ai-je dormi ? lui demandai-je au bout d’un moment. « Tu t’es reposée
longtemps, ma fille, répondit-elle. Enfin, je doute que cela fut vraiment de
tout repos pour toi. Les démons que cette maladie envoie te hanter te harcèlent
sans relâche, et te font marmonner d’étranges propos qu’il n’est pas décent d’énoncer
ici ». Je rougis violemment, étouffée par la honte. Elle venait de pleurer
et ses yeux cessaient à peine de se dilater.
« Je n’avais aucune idée de ce que j’avais pu
dire. Qu’avais-je pu dire pour l’affecter à ce point ? Je n’en avais
aucune idée.
« Mon état s’améliorait lentement, jour après
jour, jusqu’à ce qu’un matin je fus capable de me lever et de faire quelques
pas dans la chambre. Or Mère Bénédicte, qui décidément n’était jamais très
loin, entra au même moment.
« Je m’attendais à recevoir un sermon corsé
pour mon imprudence, mais à la place elle me rappela les propos de ma mère. « J’ai
longuement réfléchi, me confia-t-elle, sur toi, et sur les perspectives qui s’ouvrent
à toi, maintenant que tu va mieux ». Elle s’avança dans la pièce et s’assit
au bord du lit. « Bien sûr, tu n’es pas encore guérie, ajouta-t-elle en fixant
intensément mes jambes flageolantes. Mais je sais que tu vivras maintenant.
Dieu a répondu à mes interrogations et dissipé mes doutes. Tu dois rentrer chez
toi, à Maurice, dès que tu te sentiras en état de le faire ». Je m’apprêtais
à émettre une objection mais elle m’interrompit d’un signe de la main et sortit
avant que je ne puisse prononcer un seul mot.
« En réalité, elle s’était déjà occupée de
tous les préparatifs de mon départ depuis longtemps, sans que je ne m’aperçoive
de rien. J’avais inlassablement pleuré, tempêté, proféré des menaces pour ne
pas rentrer chez ma mère, mais quand je découvris la planification minutieuse
qui avait été faite sans même me demander mon avis, je compris que je n’avais
aucun moyen d’échapper à ce voyage.
« Les enfants à l’orphelinat m’aimaient bien,
je crois. Ils paraissaient ravis de me voir rétablie, mais aussi très déçus
d’apprendre que je m’en allais. Avant ma maladie, je me dépensais sans relâche
pour eux. J’étais si triste de partir ! Je ne savais pas à qui en vouloir,
et je m’en prenais à Mère Bénédicte. Nos rapports étaient devenus tendus, masqués
par une courtoise hypocrisie de circonstance.
« Pourtant, juste avant de monter dans la
calèche pour Bordeaux, elle s’approcha de moi et me dit avec une sincérité non
feinte de ne jamais me détourner de Dieu. Elle me mit en garde contre la
tentation de succomber à d’autres courants religieux, car elle savait que ma
mère était Indienne. Je devais aussi me méfier comme de la peste des vices qui
guettaient mon âme innocente en dehors de la sécurité offerte par les enceintes
de pierre des maisons de Dieu.
« Ses mots me marquèrent, et resteront gravés
dans mon esprit jusqu’à la fin de mes jours. Ce ne fut qu’à cet instant, tandis
que j’enjambais déjà le marchepied de la calèche, que je pris pleinement
conscience de l’énorme concession qu’elle venait de faire à ses idéaux.
*
« La traversée se déroula sans incident notoire.
Les journées s’écoulaient, semblables et monotones. Je fus définitivement
remise de ma tuberculose au bout d’une dizaine de jours. Nous passâmes le canal
de Suez, longeâmes les côtes de la
Mer Rouge avant de naviguer
dans les eaux indiennes.
« Au fil du temps, il paraissait évident que la
place d’une jeune fille seule n’était pas sur un bateau. Les réflexions acerbes
des matelots avec qui j’essayais de discuter reflétaient cela quotidiennement.
Parfois même, ils m’ignoraient totalement.
« Je pris l’habitude de passer mes journées à
lire dans ma cabine étroite, et je sortais entre deux quarts quémander mes
repas à la coquerie, ou de temps en temps le soir pour faire un petit tour sur
le pont.
« Puis nous vîmes se profiler les côtes de
Maurice. Le ciel était voilé, lourd et brumeux. Nous étions pourtant en plein
mois de Juin. Le navire dévorait les vagues, s’avançait rapidement vers l’île
et bientôt nous distinguâmes les premiers reliefs de végétation.
« Soudain, un rayon de soleil perça à travers
les nuages, traversa la voilure de notre navire et vint se poser au sommet de
la plus haute crête de l’île.
« Que Dieu, ou n’importe qui d’autre, me foudroie
sur le champ si je raconte des inepties, mais je jure avoir vu un arc-en-ciel
en jaillir, comme s’il avait été libéré par le sang de l’île après des années
de captivité. Il s’élançait, haut dans les cieux, transperçant la brume, fier,
indompté, pour finalement amorcer sa descente loin, très loin au-delà de l’horizon.
L’île semblait n’être qu’un gigantesque phare baigné d’une lumière
surnaturelle.
« Ici, les gens disent qu’au pied d’un
arc-en-ciel, un trésor fabuleux repose, et attend le fortuné qui l’atteindra
avant qu’il ne s’évapore, desséché par le soleil caniculaire.
« Je n’avais jamais su si c’était vrai ou non ;
personne n’y était parvenu, pour revenir ensuite s’en vanter. Ma mère me disait
que l’arc-en-ciel se jouait de nous et abusait de nos sens, qu’en réalité il
était inaccessible car il n’avait pas de substance, comme les nuages. Mon père,
lui, y croyait dur comme fer. Maintenant, je doute. L’arc-en-ciel semble si
proche !
« Le tableau était tout simplement saisissant ;
vision idyllique d’un poète aux mains délicates, clef de voûte de l’œuvre d’un
architecte mégalomane.
« Je dus m’arracher à ma contemplation pour revenir
à une réalité plus terre à terre. Les bateliers sur le quai hurlaient à
tue-tête leurs instructions aux marins chargés de manœuvrer le navire pour l’accostage.
L’odeur de saumure et de bois humide qui enveloppait mon père m’emplit à
nouveau les narines et se fraya un chemin en moi. J’étais de retour à
Port-Louis. Ma mère m’attendait là, quelque part.
« Sans dire au revoir à l’équipage, qui paraissait
soulagé d’être débarrassé de moi, je descendis du bateau entre deux chargements
de fret, puis taillai un chemin dans la foule à la recherche de ma mère. Ce fut
elle qui me reconnut en premier.
« Comme elle était petite et frêle !
Enveloppée dans ses voiles surannés, je n’osais pas la toucher de peur de la
briser comme un fétu de paille. Elle n’eut pas autant de retenue et me serra
vigoureusement dans ses bras. La force de son étreinte me surprit. Des
soubresauts muets parcouraient son corps. Et, à ma grande stupéfaction, je me
mis moi aussi à pleurer.
« Pendant le trajet qui nous ramenait à
Rodrigues, nous parlâmes longuement, de femme à femme. Je lui racontais mon
éducation au couvent, et mon périple en France. Elle faisait une moue de
désapprobation chaque fois que je m’étendais trop sur une question religieuse,
et je compris mieux ce que craignait Mère Bénédicte.
« Jamais ma mère ne consentirait à devenir
chrétienne, et elle entendait voir sa fille suivrait le même chemin. Je me
rappelais que c’était tout de même elle qui m’avait envoyée au couvent. Cette
pensée installa une légère distance entre nous, rapidement dissipée lorsque
elle m’annonça que j’avais un petit frère. « Un petit frère ! »
m’exclamais-je. Je voulus connaître plus de détails, mais ma mère répondait
évasivement ; elle refusait de m’en dire plus.
*
« Nous ralliâmes Port Mathurin, puis
marchâmes jusqu’aux montagnes où nichait la communauté troglodyte au sein de
laquelle j’avais passé mon enfance. Rien n’avait changé, la vie suivait son
cours au rythme des occupations de chacun.
« J’ai aimé Sri à l’instant où j’ai posé mes
yeux sur lui. Mon petit frère avait un regard profondément innocent, un regard
ressurgi de l’abîme de mes souvenirs. Ma mère me disait qu’il était l’envoyé de
Dieu sur la Terre. Je partageais son avis, même si nous ne
faisions pas allusion au même Dieu. Il me rappelait mon père par moment.
« Je crois que je comprenais mieux mon père,
sa vision sereine d’une vie heureuse et ses aspirations modestes. Pourtant, au
début, je ne me sentais pas acceptée. Les gens me traitaient en bourgeoise,
incapable que j’étais de faire ce que les manafs apprenaient dès le berceau. Je
voulais partir, mais je n’avais nulle part où aller. Personne ne voulait de
moi.
« Je ne trouvais de réconfort qu’en compagnie
de Sri, qui me rappelait tellement mon père. Qu’il me manquait, mon père !
Pourquoi n’avais-je jamais cherché à le connaître ? Pourquoi Dieu l’avait
rappelé à lui si tôt ?
« Sri était peut-être sa réincarnation, il dégageait
les mêmes odeurs. Mais les sœurs m’avaient enseigné que la réincarnation était
un fantasme de l’homme qui avait peur de quitter ce monde pour rejoindre le
Seigneur et être jugé. La réincarnation était pourtant un fondement de la
religion indienne. Alors pourquoi pas ? Et puis, mon père n’était pas
chrétien.
« Sri ne parlait jamais, malgré son âge. Ma
mère m’avait affirmé qu’il connaissait ses mots, et même quelques lettres. Il était
précoce ce petit, malgré son mutisme. Moi au contraire, je lui parlais comme
parlent les adultes entre eux.
« Au début, j’étais gênée de le faire, il
devait penser que je me moquais de lui. Mais ses grands yeux noirs m’invitaient
à continuer. Parfois, il m’effrayait presque car il semblait comprendre tout ce
que je lui disais. Indirectement, je pense que j’agissais ainsi pour parler à
mon père par l’intermédiaire de Sri.
« A mesure que je me confiais à lui, des
éléments de réponse se profilaient dans mon esprit. Toute ma vie, je m’étais
sentie trahie, abandonnée, délaissée. Mon père s’intéressait plus à ses hauts
plateaux de Rodrigues qu’à moi ; ma mère m’avait abandonnée à la mort de
mon père en me confiant aux soeurs de Ferney ; Mère Bénédicte s’était
débarrassée de moi alors que j’étais encore malade, comme on se défait d’un
mouchoir après s’en être servi.
« Je n’avais jamais réalisé l’ampleur du
sacrifice que ces personnes avaient accepté pour mon bien, dépassant leur
attachement à mon égard. Et moi, avec tout l’égoïsme d’une enfant, je ne
pensais qu’à ma propre souffrance. Il n’y avait eu nulle trahison, simplement
des actes d’amour. Ma mère et Bénédicte se ressemblaient beaucoup plus que ne
le laissait croire leur apparente divergence.
« J’enlaçai Sri en lui demandant pardon d’une
voix implorante et lui, toujours muet comme un animal, me tapotait doucement le
dos.
« Ma décision était prise. J’appris tout ce
que j’ignorais. Les manafs m’acceptèrent petit à petit, et je découvris qu’ils
étaient amicaux, doux et honnêtes. Ces gens m’étaient précieux. Cet endroit,
rude et isolé, tendait vers l’utopie.
« En paix avec moi-même, intégrée à une communauté
solidaire et chaleureuse, j’avais compris l’essence initiatique de tout voyage :
découvrir la place que Dieu choisit pour nous et y demeurer à jamais. Comme le
fit avant moi mon père, ce Rodriguais des Hauts. »
FIN