Stéphane Magron, Atelier de Nouvelles, Professeur Wim Toebosch


Les trois bougies

nouvelle d'atmosphère



La bouteille était à portée de main et le tire-bouchon n'attendait plus que la paume de son maître. Tout était prêt sur la table : la nappe repassée deux fois et soigneusement tirée, les deux assiettes, les couverts, la fourchette à gauche et le couteau à droite, deux verres différents pour chaque assiette, le plus gros pour l'eau et le petit pour le vin, les serviettes pliées à la perfection, la carafe d'eau claire, le chandelier et ses trois bougies allumées, la rose jaune dans son vase et les chaises en face de chaque couvert. Le disque tournait. La voix de Billie Holiday diffusait toute sa chaleur dans le salon de tentures. Le vin devenait parfaitement chambré. Les flammes dansaient sur des tableaux vifs ; le rouge flirtait avec le jaune, l'orangé procurait un certain bien-être, une envie de se détendre, de s'allonger, de rester, longtemps, très longtemps.
Le piège était parfaitement tendu. Il était visiblement impossible de résister. Même lui avait beaucoup de difficultés à ne pas sombrer dans un doux repos. Il en avait peut-être trop fait. Les bougies se consumaient lentement. Quelques coulées naissaient et longeaient la surface lisse sur toute sa hauteur pour arriver, sans bruit, dans le réceptacle du chandelier. Le temps s'écoulait, au rythme des lueurs vacillantes. Ses yeux pétillaient et son cÏur battait si fort à l'idée de sa venue. Elle frapperait à la porte. Il lui ouvrirait, lui dirait d'entrer, tout en reculant maladroitement. Elle sourirait, amusée. Puis elle regarderait la table. Un autre sourire, plus grand, viendrait illuminer sa peau de cannelle. Il la ferait asseoir et s'occuperait de tout. Elle serait subjuguée. Il avait tout prévu. Rien n'avait été laissé au hasard.
Et les bougies diminuaient imperceptiblement. Il les fixait et se laissait envoûter. Les coulées se multipliaient. Elles empruntaient de nouvelles voies ou venaient grossir d'anciennes. Les caresses de la cire liquide semblaient d'une telle douceur pour la bougie. Et ses caresses à elle, il n'osait y penser. Comme elles devaient être douces.
Après le dîner, ils iraient se détendre sur le divan. La souplesse du feutre serait son allié. Ils parleraient, un verre en main, et riraient des autres, sans méchanceté. Ils riraient surtout du bourreau des cÏurs qui sévissait à l'université. Il jouait avec les filles, profitait d'elles et ne pourrait jamais connaître leur bonheur. Ils seraient si près l'un de l'autre qu'un mouvement, un seul, leur ferait sentir la chaleur de leur peau. Et puis. Et puis... Les bougies étaient maintenant en voie d'extinction. Peu importe, elle n'allait pas tarder et il en avait d'autres. Il suffisait de les remplacer mais ses membres étaient lourds. Trop lourds pour en faire usage. Il somnolait déjà. Les bougies attendraient.
Quand il se réveilla, la pièce était plongée dans la nuit et Billie ne chantait plus. Tout le monde s'était couché. Les bougies dans un lit de cire et la chanteuse dans un lit de vinyl. Un frisson le parcourut. La chaleur avait aussi quitté l'endroit. Il bâilla, s'étira, se leva et alluma l'ampoule éblouissante du plafond. Il empoigna le tire-bouchon et la bouteille. Le liège céda d'un coup sec, et le Bordeaux Graves délivra enfin son bouquet vieux de treize ans.


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