Patrick OCKET, Atelier de Roman-Nouvelle, Professeur Julien Annart


Le patron

Nouvelle



Comme à presque chaque vendredi, la petite dizaine de cadres supérieurs de cette entreprise de distribution en vins et spiritueux se traînait sans joie vers son lieu  de travail, résignés et apeurés serait plus à propos, tant leurs traits étaient crispés et leurs gestes nerveux.

C’était ce genre d’état d’esprit que pourrait avoir un condamné, conscient de ne rien devoir attendre de bon de la suite des événements, se raccrochant au vain espoir d'une clémence présidentielle plus qu’hypothétique.

Car vendredi était jour de conseil de direction ! Autrement dit, une journée de terreur psychologique, une journée à passer toute entière face à « Lui ».

 

La porte d’entrée à peine franchie, on tombait sur ce grand escalier, mélange de ciment et de pierrailles multicolores qui exhale cette subtile association de savon de lin et de soupe aux légumes, vestige de l’après-guerre menant à la réception.

Dès huit heures trente, heure à laquelle les employés de la vénérable institution familiale, qui en était tout de même à sa cinquième génération, étaient contractuellement sensés être déjà productifs, « Il » se tenait là en haut des marches à attendre, rageur, une folie haineuse dans le regard, les retardataires pour les sermonner vertement. La scène qui se répétait inlassablement jour après jour était en soi plutôt cocasse pour quiconque de l’extérieur y assistait.

Il fallait « le » voir, gesticulant comme un pantin désarticulé, hurlant, rouge pivoine, des reflets mauve sur les joues, écumant presque, tant les flots orduriers s’entrechoquaient avant de s’étaler, postillons en prime, sur la face défaite du pauvre retardataire, ne fut-ce que d’une insignifiante minute.

 

La mauvaise caricature, « Lui », c’est monsieur Descroix, le cinquième patron des établissements du même nom. Une fois dans les entrailles de la grande maison tout peut vous arriver, tant il est vrai qu’à part Dieu, ou peut-être  Belzébuth, c’est monsieur Descroix le seul et unique maître à bord.

 

La première rencontre avec monsieur Descroix, alias Georgy, valait déjà son pesant d’émotions inoubliables.

Il avait pris l’habitude de recevoir dans son bureau et rien que cela, pourtant apparemment tout à fait anodin, faisait partie de la légende du personnage. Après vous avoir conduit au travers d’un étroit couloir poussiéreux, au tapis élimé et aux murs tapissés de vieilles photos encadrées représentant les anciennes gloires et autres exploits des générations précédentes, ponctuées de ci de là par d’authentiques masques africains grimaçants, on vous introduisait dans le bureau présidentiel, l’antre de la bête au sens propre !

 

 

Au milieu d’un indescriptible amas de bric et de broc, dossiers et rapports s’empilant en équilibre précaire et de cadavres de bouteilles à moitié entamées, trônait une table, elle même recouverte d’un amas identique. En se hissant sur la pointe des pieds on pouvait alors découvrir le corps avachi de Georgy, affalé dans son siège en cuir, qui vous scrutait de bas en haut et de haut en bas avec un regard perçant dans lequel pointait déjà les premiers reproches. Effet assuré !

De corpulence robuste, cet ancien joueur de rugby avait conservé, malgré les années, une force naturelle qui se dégageait de tout son être. Le cheveu grisonnant et abondant, coupé mi-long, pas vraiment peigné lui donnait un air faussement non-conformiste, quoique parfaitement négligé, tout comme les taches de graisse sur sa cravate et son trousseau de clé de gardien de prison accroché à sa ceinture. La colère presque permanente qui secouait son âme depuis des décennies avait forgé au fil des ans des traits amères et en flétrissant, les peaux avaient traduit cette amertume en dessinant un rictus mauvais qui n’était pas sans rappeler le méchant de série B.

Vint alors, incroyable instant quasi surréaliste, la mue du rictus en un chaleureux et beau sourire d’accueil qui finissait de vous déconcerter. L’homme s’extirpe lourdement , contourne son dépotoir et avance sa bedonnante carcasse en tendant la main vers vous. Sa poigne est ferme et franche. On peut y lire les signes de sa bivalence : méfiance et défiance d’une part, homme de projets et d’énergie par ailleurs.

L’ombre de ce sourire désarçonnant laisse pourtant planer un parfum de charme. Eh oui, le gaillard a du être beau garçon dans ses vertes années. Il suffit d’à peine un peu d’imagination pour le voir fringant, le port altier, entrer en sautillant avec ses équipiers dans le stade, l’œil vif et pétillant, un sourire carnassier en coin, à faire craquer de nombreuses admiratrices. Pour sur, c’est un séducteur, un rien manipulateur peut-être.

Puis il se met à parler, et le charme se rompt tout net. La catastrophe. Une véritable déception. Pas une once de chaleur, ni de gentillesse. Le ton est dur, aride, sans compassion. La voix, légèrement nasillarde, vous atteint directement au visage, anesthésiant vos capacités de réflexion en vous mettant sur la défensive. Le timbre, quoique mâle, est indécis. Tantôt neutre, très vite il s’emballe sans raisons apparentes pour monter crescendo dans les aigus puis continuer en apnée pour finir à bout de souffle en crécelle vibrante limite chevrotante. Tout le registre de sa personnalité y emprunte ses diverses voies d’expression : ici la colère, là l’exaspération, puis le dépit et parfois une certaine lassitude, signe d’abandon avant un dernier sursaut rageur de celui qui veut coûte que coûte avoir le dernier mot.

Décidément cet homme est tout en contraste, désarmant, désopilant, inquiétant. Avec lui on passe du rire aux pleurs, jamais à l’abri d’une brusque saute d’humeur car à tout moment on peut à notre insu déclencher l’orage en appuyant malencontreusement sur le mauvais bouton, mais quel bouton, puisque le décodeur n’est pas fourni.

L’entretien finit toujours par se terminer dans le soulagement, même si l’on ne s’en sort jamais tout à fait indemne. Sans crier gare, comme mû par un mystérieux déclic invisible, « Il » met fin à la discussion, se lève, pose son regard sur vous, et puis à nouveau le miracle, un sourire radieux en guise de conclusion.

 

Plus on fréquentait l’individu, moins on se lassait, possédé par la fascination de ses sautes d’humeur, de sa mauvaise foi couplée à une logique et des raisonnements de bas étage plus que douteux. D’un langage d’abord châtié presque civilisé, il passait sans transition à un vocabulaire de charretier, amassant injures et grossièretés pour les assener avec violence à son auditoire, semant incrédulité, perplexité et nous laissant ébahis, pantelants sur un champ de ruines et de désolation… Waterloo n’est qu’une image pieuse, une farce, comparée à l’ouragan qui vient de s’abattre.

 

Pendant la semaine tout le monde se terrait tant bien que mal, l’idée étant d’éviter à tout prix les foudres du boss, tant qu’à faire ce peu ! Et lorsqu’il traversait le long couloir, des deux côtés duquel se succédaient des bureaux aquarium, menant de son QG aux toilettes pour aller se poudrer le nez selon l’expression consacrée, chacun retenait son souffle, piquant du nez, ici dans un dossier de la plus haute importance, là dans une réunion téléphonique avec un fournisseur ponctuée de grands gestes ne laissant aucun doute quant au sérieux du sujet, priant qu’il passe son chemin sans avoir la très mauvaise idée de s’arrêter chez l’un ou l’autre. Mais si le chemin aller se passait d’habitude assez bien, immanquablement, à croire que l’endroit de destination l’inspirait, au retour il se faisait un malin plaisir de s’en prendre à l’un ou l’une d’entre nous. Bien sûr, n’exagérons rien, la plupart du temps cela se passait sans anicroches, mais la peur viscérale ambiante en faisait trébucher d’aucuns, qui balbutiant une réponse mal assurée, qui ne parvenant pas à émettre la moindre syllabe, déclenchant la mise en marche de la machine infernale.

 

Autre grand élément de terreur collective : le téléphone ! Les modèles de l’époque n’affichaient pas encore le numéro, voire le nom, de l’appelant. Et à chaque sonnerie, c’était un peu comme à la roulette russe, on ne savait pas si l’appel était « clean » ou s’il provenait de chez « Lui ». Les moins résistants en arrivaient parfois à ignorer tout simplement un appel, des fois que… Malheur à l’outrecuidant si c’était bel et bien un appel de Georgy. Ce genre de plaisanterie avait le don de le mettre en boule et de titiller une irrépressible envie de meurtre tant sa frustration prenait alors le dessus. A tel point qu’il lui arrivait, dans un réflexe inné, de se lever brusquement et de se rendre bille en tête chez l’imposteur qui devait alors user de tout son sang froid, son imagination et sa diplomatie pour tenter de renverser une situation plus que périlleuse. Ce qui était rarement le cas.

Lorsque par malheur on décrochait et que l’on tombait sur lui, on le savait immédiatement. Parce qu’à l’autre bout de la ligne , d’abord il n’y avait rien sinon un souffle saccadé un peu rauque, puis un laconique « c’est moi », suivi d’un temps d’arrêt et enfin de l’énoncé de la raison de l’appel. Avec le recul, il me semble que bien souvent ses appels manifestaient un certain malaise. Ses questions n’étaient pas toujours aussi bien assurées qu’elles auraient voulu l’être, soit qu’elles soient le reflet d’un manque de confiance, soit la manifestation d’un ennui profond et d’une réelle solitude, là bas tout au bout de son couloir, qui le poussait à vouloir tenter l’expérience de la communication. Il donnait l’impression diffuse d’une certaine manière, à l’instar des gens plongés dans leur isolement qui s’adressent en dernier recours à SOS Suicide, de rechercher une écoute, une oreille complaisante à qui confier ses mal-être, justifier ses débordements et écarts. Ses quasi monologues se ponctuaient de nombreux « si » - s’il n’avait pas dit que, s’il faisait ce qu’on lui demandait, s’il ceci, s’il cela – auxquels, en bon apprenti psy, on distillait de façon dosée un atone « oui » de bon escient quoique parfaitement lâche, puisque abondant dans son sens – c’est du moins ainsi qu’il pouvait se plaire de l’interpréter – il se sentait conforté dans ses certitudes et ragaillardi face aux doutes qui l’assaillaient.

 

C’est ainsi que s’écoulaient pas tranquillement les longues journées de travail à la rue de l’Observatoire, l’ombre menaçante de ce patron complexe pas comme les autres, qui ne laissait cependant personne indifférent, planant  au dessus de nos têtes, pour s’acheminer vers l’apothéose hebdomadaire, le chef d’œuvre de la Comedia del Arte, le point d’orgue qui allait clore la semaine : le nommé « Conseil ».

Vers quatorze heures, une fois les protagonistes du drame à venir réunis dans l’antique salle, Georgy faisait son entrée magistrale, une pile de dossier sous le bras, suivi par une trottinante miss Peggy, petit cafard à tête de cochon spécialiste es peaux de bananes en tout genre et véritable œil de Moscou. La porte se refermait théâtralement donnant le signal du huis clos, marathon qui pouvait se prolonger tard dans la soirée à la grande joie, vous en conviendrez, des familles qui, otages impuissants du despote éclairé, payaient ainsi leur écot et contribuaient à bâtir la légende de Georgy bien au delà des grilles de l’établissement Descroix. Du grand art !

Las, inutile d’en rajouter et d’insister sur le déroulement de ces mélodrames du vendredi, ni de l’ambiance qui y régnait ou encore dans quel état en sortaient les acteurs. La messe est écrite, tout est dans le personnage.



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