Comme à presque chaque vendredi, la petite
dizaine de cadres supérieurs de cette entreprise de distribution en vins et
spiritueux se traînait sans joie vers son lieu de travail, résignés et apeurés
serait plus à propos, tant leurs traits étaient crispés et leurs gestes
nerveux.
C’était ce genre
d’état d’esprit que pourrait avoir un condamné, conscient de ne rien devoir attendre
de bon de la suite des événements, se raccrochant au vain espoir d'une clémence
présidentielle plus qu’hypothétique.
Car vendredi était
jour de conseil de direction ! Autrement dit, une journée de terreur
psychologique, une journée à passer toute entière face à « Lui ».
La porte d’entrée à
peine franchie, on tombait sur ce grand escalier, mélange de ciment et de
pierrailles multicolores qui exhale cette subtile association de savon de lin
et de soupe aux légumes, vestige de l’après-guerre menant à la réception.
Dès huit heures
trente, heure à laquelle les employés de la vénérable institution familiale,
qui en était tout de même à sa cinquième génération, étaient contractuellement
sensés être déjà productifs, « Il » se tenait là en haut des marches
à attendre, rageur, une folie haineuse dans le regard, les retardataires pour
les sermonner vertement. La scène qui se répétait inlassablement jour après jour
était en soi plutôt cocasse pour quiconque de l’extérieur y assistait.
Il fallait
« le » voir, gesticulant comme un pantin désarticulé, hurlant, rouge
pivoine, des reflets mauve sur les joues, écumant presque, tant les flots
orduriers s’entrechoquaient avant de s’étaler, postillons en prime, sur la face
défaite du pauvre retardataire, ne fut-ce que d’une insignifiante minute.
La mauvaise
caricature, « Lui », c’est monsieur Descroix, le cinquième patron des
établissements du même nom. Une fois dans les entrailles de la grande maison
tout peut vous arriver, tant il est vrai qu’à part Dieu, ou peut-être
Belzébuth, c’est monsieur Descroix le seul et unique maître à bord.
La première rencontre
avec monsieur Descroix, alias Georgy, valait déjà son pesant d’émotions
inoubliables.
Il avait pris
l’habitude de recevoir dans son bureau et rien que cela, pourtant apparemment
tout à fait anodin, faisait partie de la légende du personnage. Après vous
avoir conduit au travers d’un étroit couloir poussiéreux, au tapis élimé et aux
murs tapissés de vieilles photos encadrées représentant les anciennes gloires
et autres exploits des générations précédentes, ponctuées de ci de là par
d’authentiques masques africains grimaçants, on vous introduisait dans le
bureau présidentiel, l’antre de la bête au sens propre !
Au milieu d’un
indescriptible amas de bric et de broc, dossiers et rapports s’empilant en
équilibre précaire et de cadavres de bouteilles à moitié entamées, trônait une
table, elle même recouverte d’un amas identique. En se hissant sur la pointe
des pieds on pouvait alors découvrir le corps avachi de Georgy, affalé dans son
siège en cuir, qui vous scrutait de bas en haut et de haut en bas avec un
regard perçant dans lequel pointait déjà les premiers reproches. Effet
assuré !
De corpulence
robuste, cet ancien joueur de rugby avait conservé, malgré les années, une
force naturelle qui se dégageait de tout son être. Le cheveu grisonnant et
abondant, coupé mi-long, pas vraiment peigné lui donnait un air faussement
non-conformiste, quoique parfaitement négligé, tout comme les taches de graisse
sur sa cravate et son trousseau de clé de gardien de prison accroché à sa
ceinture. La colère presque permanente qui secouait son âme depuis des
décennies avait forgé au fil des ans des traits amères et en flétrissant, les
peaux avaient traduit cette amertume en dessinant un rictus mauvais qui n’était
pas sans rappeler le méchant de série B.
Vint alors,
incroyable instant quasi surréaliste, la mue du rictus en un chaleureux et beau
sourire d’accueil qui finissait de vous déconcerter. L’homme s’extirpe lourdement
, contourne son dépotoir et avance sa bedonnante carcasse en tendant la main
vers vous. Sa poigne est ferme et franche. On peut y lire les signes de sa
bivalence : méfiance et défiance d’une part, homme de projets et d’énergie
par ailleurs.
L’ombre de ce sourire
désarçonnant laisse pourtant planer un parfum de charme. Eh oui, le gaillard a
du être beau garçon dans ses vertes années. Il suffit d’à peine un peu
d’imagination pour le voir fringant, le port altier, entrer en sautillant avec
ses équipiers dans le stade, l’œil vif et pétillant, un sourire carnassier en
coin, à faire craquer de nombreuses admiratrices. Pour sur, c’est un séducteur,
un rien manipulateur peut-être.
Puis il se met à
parler, et le charme se rompt tout net. La catastrophe. Une véritable
déception. Pas une once de chaleur, ni de gentillesse. Le ton est dur, aride,
sans compassion. La voix, légèrement nasillarde, vous atteint directement au
visage, anesthésiant vos capacités de réflexion en vous mettant sur la
défensive. Le timbre, quoique mâle, est indécis. Tantôt neutre, très vite il
s’emballe sans raisons apparentes pour monter crescendo dans les aigus puis
continuer en apnée pour finir à bout de souffle en crécelle vibrante limite
chevrotante. Tout le registre de sa personnalité y emprunte ses diverses voies
d’expression : ici la colère, là l’exaspération, puis le dépit et parfois
une certaine lassitude, signe d’abandon avant un dernier sursaut rageur de
celui qui veut coûte que coûte avoir le dernier mot.
Décidément cet homme
est tout en contraste, désarmant, désopilant, inquiétant. Avec lui on passe du
rire aux pleurs, jamais à l’abri d’une brusque saute d’humeur car à tout moment
on peut à notre insu déclencher l’orage en appuyant malencontreusement sur le
mauvais bouton, mais quel bouton, puisque le décodeur n’est pas fourni.
L’entretien finit
toujours par se terminer dans le soulagement, même si l’on ne s’en sort jamais
tout à fait indemne. Sans crier gare, comme mû par un mystérieux déclic
invisible, « Il » met fin à la discussion, se lève, pose son regard
sur vous, et puis à nouveau le miracle, un sourire radieux en guise de
conclusion.
Plus on fréquentait
l’individu, moins on se lassait, possédé par la fascination de ses sautes
d’humeur, de sa mauvaise foi couplée à une logique et des raisonnements de bas
étage plus que douteux. D’un langage d’abord châtié presque civilisé, il
passait sans transition à un vocabulaire de charretier, amassant injures et
grossièretés pour les assener avec violence à son auditoire, semant
incrédulité, perplexité et nous laissant ébahis, pantelants sur un champ de
ruines et de désolation… Waterloo n’est qu’une image pieuse, une farce,
comparée à l’ouragan qui vient de s’abattre.
Pendant la semaine
tout le monde se terrait tant bien que mal, l’idée étant d’éviter à tout prix
les foudres du boss, tant qu’à faire ce peu ! Et lorsqu’il traversait le
long couloir, des deux côtés duquel se succédaient des bureaux aquarium, menant
de son QG aux toilettes pour aller se poudrer le nez selon l’expression
consacrée, chacun retenait son souffle, piquant du nez, ici dans un dossier de
la plus haute importance, là dans une réunion téléphonique avec un fournisseur
ponctuée de grands gestes ne laissant aucun doute quant au sérieux du sujet,
priant qu’il passe son chemin sans avoir la très mauvaise idée de s’arrêter
chez l’un ou l’autre. Mais si le chemin aller se passait d’habitude assez bien,
immanquablement, à croire que l’endroit de destination l’inspirait, au retour
il se faisait un malin plaisir de s’en prendre à l’un ou l’une d’entre nous.
Bien sûr, n’exagérons rien, la plupart du temps cela se passait sans
anicroches, mais la peur viscérale ambiante en faisait trébucher d’aucuns, qui
balbutiant une réponse mal assurée, qui ne parvenant pas à émettre la moindre
syllabe, déclenchant la mise en marche de la machine infernale.
Autre grand élément
de terreur collective : le téléphone ! Les modèles de l’époque
n’affichaient pas encore le numéro, voire le nom, de l’appelant. Et à chaque
sonnerie, c’était un peu comme à la roulette russe, on ne savait pas si l’appel
était « clean » ou s’il provenait de chez « Lui ». Les
moins résistants en arrivaient parfois à ignorer tout simplement un appel, des
fois que… Malheur à l’outrecuidant si c’était bel et bien un appel de Georgy.
Ce genre de plaisanterie avait le don de le mettre en boule et de titiller une
irrépressible envie de meurtre tant sa frustration prenait alors le dessus. A
tel point qu’il lui arrivait, dans un réflexe inné, de se lever brusquement et
de se rendre bille en tête chez l’imposteur qui devait alors user de tout son
sang froid, son imagination et sa diplomatie pour tenter de renverser une situation
plus que périlleuse. Ce qui était rarement le cas.
Lorsque par malheur
on décrochait et que l’on tombait sur lui, on le savait immédiatement. Parce
qu’à l’autre bout de la ligne , d’abord il n’y avait rien sinon un souffle
saccadé un peu rauque, puis un laconique « c’est moi », suivi d’un
temps d’arrêt et enfin de l’énoncé de la raison de l’appel. Avec le recul, il
me semble que bien souvent ses appels manifestaient un certain malaise. Ses
questions n’étaient pas toujours aussi bien assurées qu’elles auraient voulu
l’être, soit qu’elles soient le reflet d’un manque de confiance, soit la
manifestation d’un ennui profond et d’une réelle solitude, là bas tout au bout
de son couloir, qui le poussait à vouloir tenter l’expérience de la
communication. Il donnait l’impression diffuse d’une certaine manière, à
l’instar des gens plongés dans leur isolement qui s’adressent en dernier
recours à SOS Suicide, de rechercher une écoute, une oreille complaisante à qui
confier ses mal-être, justifier ses débordements et écarts. Ses quasi
monologues se ponctuaient de nombreux « si » - s’il n’avait pas dit
que, s’il faisait ce qu’on lui demandait, s’il ceci, s’il cela – auxquels, en
bon apprenti psy, on distillait de façon dosée un atone « oui » de bon
escient quoique parfaitement lâche, puisque abondant dans son sens – c’est du
moins ainsi qu’il pouvait se plaire de l’interpréter – il se sentait conforté
dans ses certitudes et ragaillardi face aux doutes qui l’assaillaient.
C’est ainsi que
s’écoulaient pas tranquillement les longues journées de travail à la rue de
l’Observatoire, l’ombre menaçante de ce patron complexe pas comme les autres,
qui ne laissait cependant personne indifférent, planant au dessus de nos
têtes, pour s’acheminer vers l’apothéose hebdomadaire, le chef d’œuvre de la Comedia
del Arte, le point d’orgue qui allait clore la semaine : le nommé
« Conseil ».
Vers quatorze heures,
une fois les protagonistes du drame à venir réunis dans l’antique salle, Georgy
faisait son entrée magistrale, une pile de dossier sous le bras, suivi par une
trottinante miss Peggy, petit cafard à tête de cochon spécialiste es peaux de
bananes en tout genre et véritable œil de Moscou. La porte se refermait
théâtralement donnant le signal du huis clos, marathon qui pouvait se prolonger
tard dans la soirée à la grande joie, vous en conviendrez, des familles qui,
otages impuissants du despote éclairé, payaient ainsi leur écot et
contribuaient à bâtir la légende de Georgy bien au delà des grilles de
l’établissement Descroix. Du grand art !
Las, inutile d’en
rajouter et d’insister sur le déroulement de ces mélodrames du vendredi, ni de
l’ambiance qui y régnait ou encore dans quel état en sortaient les acteurs. La
messe est écrite, tout est dans le personnage.