Michèle Orban, Atelier de Théâtre


sans titre

dialogue entre deux personnages



Chambre misérable: un lit, 2 chaises et une table sur laquelle traîne une bouteille de whisky. Marco, une guitare à la main, entre par la porte. Il a 37 ans. Sa barbe mal rasée et ses cheveux ébouriffés témoignent d'une nuit sans sommeil.

MARCO, regardant sa montre
3 heures et demie... encore une nuit de tirée à jouer du blues. Je suis fatigué de donner des concerts minables dans des bistrots miteux. Et tout ça pour quoi? Pour manger un jour sur deux et habiter dans un taudis. (Enroulant son écharpe autour du cou) En plus, il fait glacial. Ils sont complètement fous de m'avoir coupé le gaz en plein hiver!

Il s'assied à la table et se sert un verre d'alcool.

(Tendant son bras vers la guitare) A ta santé, vieille branche! (Il boit cul sec) Toi au moins, tu ne râles pas quand je bois du whisky. Ca me change d'Isabelle: elle ne savait pas ouvrir la bouche sans me lancer des reproches. Elle n'a vraiment rien compris! Si elle ne m'avait pas quitté, j'aurais arrêté de boire, j'aurais aimé la vie... mais le destin s'est acharné contre moi et elle a fait ses valises. Foutu destin! Il a décidé que je n'avais pas le droit d'être heureux.

Tandis qu'il se plaint, un homme entre derrière lui. Il est très âgé et porte des vêtements sombres.

MARCO, se resservant un verre
A la santé de ce destin qui se plaît à me détruire.

L'HOMME
Et à la tienne, Marco.

MARCO, surpris
Qui êtes-vous?

L'HOMME
Mon nom n'a pas beaucoup d'intérêt. Je crois même que je n'en ai jamais eu.

MARCO
C'est impossible. Tout le monde a un nom.

L'HOMME
Les hommes me fatiguent. Ils s'obstinent à vouloir donner un nom à chaque chose. Ca les rassure. Certains m'appelle donc "le hasard", d'autres préfèrent "le destin", d'autres encore pensent que je n'existe pas et qu'ils sont seuls à décider de leur avenir.

MARCO
Cette idée est stupide. Si je pouvais décider de mon avenir, je ne serais pas ici.

L'HOMME
Oui, je sais ce que tu penses: si tu pouvais décider de ton avenir, tu serais dans le Sud avec ta femme Isabelle.

MARCO
Vous connaissez Isabelle? Alors soyez le bienvenu. Asseyez-vous et prenez un verre. De toute façon, je ne voulais pas dormir cette nuit.

L'HOMME, s'asseyant
Merci, je ne bois pas.

MARCO
Si vous venez pour Isabelle, elle est partie depuis deux semaines et je ne sais pas où elle est.

L'HOMME
Où qu'elle soit, elle y est certainement mieux qu'ici. Mais je ne suis pas le destin d'Isabelle. Je suis seulement le tien et c'est toi que je voulais voir.

MARCO
Ainsi, vous êtes mon destin... C'est étrange, vous ressemblez à l'image que je me faisais de vous: un vieil homme cynique et sombre.

L'HOMME
Je ne suis qu'une ombre, Marco. Je ressemble toujours à l'image qu'on se fait de moi.

MARCO
Pourquoi m'avez-vous volé Isabelle?

L'HOMME, se fâchant
Ne me prends pas comme une excuse! Je ne suis pas responsable de ta stupidité. Je me suis juste arrangé pour que tu la rencontres. La suite, c'est toi qui l'as décidée. Les hommes m'exaspèrent: ils confondent tout. Ils nomment "destin" les choix qu'ils font. Mais quand il m'arrive de me mêler à leur vie, alors ils appellent ça "le hasard".

MARCO
Ce n'est pas vrai! Je l'aimais! Je ne voulais pas qu'elle parte. C'est le destin qui rend le bonheur éphémère.

L'HOMME
Seulement parce que tu en as décidé ainsi. Regarde-moi, Marco. Je suis un vieil homme fatigué. Tu m'as usé avec tes jérémiades.

MARCO
C'est de votre faute, si je me plains. Je n'ai pas besoin de grand chose, juste d'un peu de musique, d'un peu d'amour et d'un peu de chaleur. Si vous m'aviez donné cela, je serais heureux.

L'HOMME
Je t'ai donné le don de la musique, mais tu l'as gâché. Je t'ai offert l'amour, mais tu l'as fait fuir. Quant à la chaleur, la compagnie des gaz ne t'aurait pas coupé le chauffage si tu l'avais payée au lieu de t'acheter du whisky. Tu as refusé toutes les chances que je t'ai présentées, Marco. Ce n'est pas tout de trouver le pommier, il faut encore cueillir les pommes pour les manger. Je suis ce pommier vers lequel tu n'as jamais tendu la main.

MARCO
Rendez-moi Isabelle. Faites-la revenir et je cueillerai toutes les pommes que vous voudrez.

L'HOMME
Il est trop tard. Je suis trop vieux. Tu sais, peu de gens ont l'occasion de parler à leur destin. Tu ne me demandes pas pourquoi je suis venu?

MARCO
Pourquoi êtes-vous venu?

L'HOMME
Parce que je suis à la fin de ma vie. Tu as dépensé la tienne à te plaindre et à me détruire. Cette nuit, je vais mourir. Je disparaîtrai à l'instant même où je franchirai cette porte.

(Il se lève)

MARCO, hurlant
Non! Ne partez pas! Ne m'abandonnez pas!

L'HOMME
Je ne t'abandonne pas. C'est toi qui m'abandonne. (Sortant un journal de sa poche) Tiens, prends ça. Je suis sûr que les faits divers t'intéresseront. Adieu.

(Il sort)

MARCO , lisant le journal
Cette nuit, le froid a encore frappé. Un homme, dont le chauffage avait été coupé par la compagnie des gaz, est mort, gelé, dans son appartement. Il avait 37 ans. La jeune femme qui l'a découvert, Isabelle Dubois, a donné un témoignage très émouvant aux journalistes: "Nous nous étions disputés deux semaines auparavant, déclare-t-elle. J'avais juste décidé de revenir au moment où s'est produit le drame."

(Marco lance son verre contre le mur et hurle) NON!!!

RIDEAU



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