Dimitri Parée, Atelier de Nouvelle, Professeur Wim Toebosch
Les pigeons...
nouvelle en imaginant la vie d'une personne croisée en rue
Léon s'arrangeait toujours pour se procurer au marché
hebdomadaire de son quartier des graines de maïs sèches qu'il mettait
soigneusement dans un sachet plastique avant de le mettre dans une poche de son
vieil imperméable beige. Il ne s'en allait jamais sans son sachet de graines.
Léon, octogénaire depuis peu, vivait seul dans un petit appartement où les
souvenirs de sa vie s'amoncelaient sous forme d'objets de toutes natures: une
vieille table ramenée d'Afrique du temps du Congo, des toiles peintes par sa
mère sur lesquelles il veillait précieusement et des bibelots qu'il détestait,
surtout ceux offerts par sa belle-mère en son temps... Ca et là s'éparpillaient
des photos de lui et de Mireille, son épouse. Depuis deux ans déjà, elle était
partie avant lui rejoindre le Seigneur. Enfin, c'est ce qu'elle croyait car lui,
Léon, il ne lui fallait pas de tout ça, la religion! Vous pensez bien, un
ingénieur des mines qui a fait le Katanga, c'est trop cartésien pour croire à
toutes ces histoires. Mais ils ne s'étaient jamais disputés à ce propos malgré
tout. Il repensait souvent au temps de leur jeunesse, au temps où Mireille était
encore belle. Sans enfant, à cause de la guerre - il avait été prisonnier dans
un camp, et à son retour, la santé n'y était plus - il se retrouvait tout seul à
présent.
Toutes les après-midi après la sieste, il tâchait de faire "son petit tour"
au parc si le temps le lui permettait. Il écoutait souvent la météo mais son
meilleur baromètre était encore celui qu'il ressentait dans ses articulations.
Ce jour-là, comme tous les jours, il se dirigea d'un pas encore ferme vers
l'entrée du parc, et emprunta le chemin qui le menait à son banc. Il croisa une
jeune maman qui poussait un landau. Il vit également deux gamins qui se
couraient après en se tirant dessus avec des bouts de bois.
Léon haussa les épaules en les voyant jouer de la sorte. Il se mit à repenser
à toute la partie de sa jeunesse où de véritables fusils étaient braqués sur lui
tant le jour que la nuit et ce, pendant presque cinq ans. Il revoyait les murs
de bois des baraquements où lui et ses compagnons d'infortune étaient confinés,
guettant le moindre mouvement en provenance de l'extérieur. L'extérieur! Ce mot
évoquait en lui de nombreuses sensations. Il savait à cette époque que c'était
de l'extérieur que viendrait la liberté ou la mort. En attendant ce jour où tout
basculerait, Léon guettait inlassablement le moment du repas, la seule chance de
survivre dans cette horreur qui l'environ- nait. Il ne fallait surtout en
manquer aucun sous peine de trépasser par manque de force. Chaque matin, il
allait au rassemblement avec les autres prisonniers dans la cour centrale du
camp où il se trouvait. L'officier nazi responsable choisissait au hasard une
victime qu'il abattait d'un coup de revolver. Comme ça, juste pour se
dégourdir... Ses entrailles atrophiées étaient tenaillées par une peur panique
qu'il ne fallait surtout pas montrer. Ce supplice infâme se déroula ainsi tous
les matins de sa captivité. Il ne savait toujours pas comment il avait pu en
réchapper, pourquoi il n'avait jamais été choisi...
Il arriva à son banc et
s'assit. Presque instantanément, une multitude de pigeons apparaissaient d'on ne
sait où pour entourer Léon de roucoulements enjôleurs. Léon afficha un large
sourire. "Vous avez faim, mes petits...Tenez, j'ai quelque chose pour vous..."
Il sortait son sachet de graines de maïs sèches, en prenait quelques poignées
qu'il lançait méthodiquement. Les volatiles s'affairaient pour s'approprier les
graines atterrissant sur le sol. Leurs ailes claquaient dans l'air et leurs becs
s'entrechoquaient comme des gouttes de pluie s'écrasant sur une vitre. Léon
était heureux de voir ses pigeons qui semblaient l'attendre, l'écouter, le
rassurer de leur présence. Il connut plusieurs générations de ces volatiles.
Léon aimait ces oiseaux qui pendant maintenant une trentaine d'années lui
donnaient leur amitié. Tous portaient un nom et Léon semblait le seul à pouvoir
les différencier: Harry, Jean, Charles, Douglas, Olga, Igor, Victor, Elie,
David, Ernest, Firmin, Jack, Germaine, Dirk, Albert, Herbert, Frank,
François,... Tous portaient un nom que Léon n'oublierait pas, un nom chargé de
souffrance, de captivité. Un nom qui désormais pouvait s'envoler librement...
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